jeudi 13 janvier 2011

Terminale : lecture d'actualisation - Chapitre 3

Dossier de Sciences Humaines


Les classes sociales

Qu'est-ce que les classes sociales ? La stratification de la société en classes sociales a-t-elle encore un sens ? La France s'est-elle « moyennisée » ? La mondialisation favorise-t-elle l'émergence de classes internationales ? Ce dossier répond à l'ensemble de ces questions.

SOMMAIRE DU DOSSIER
·         Les classes sociales  XAVIER MOLÉNAT
·         Les classes sociales sont-elles de retour ?  Propos recueillis par Nicolas Journet
·         Dans une société hypertexte  François Ascher
·         Les classes moyennes  Xavier Molénat
·         Lorsque le provisoire dure...  Catherine Halpern
·         Ce que ça fait d'être riche  Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
·         Elites, une classe internationale Anne-Catherine Wagner
·         Une lutte des classes... sans classes Propos recueillis par Xavier Molénat

 

Les classes sociales

XAVIER MOLÉNAT
Qu'est-ce que c'est ?
Classes réelles ou classes à faire ?
La France s'est-elle « moyennisée » ?
Peut-on encore parler de classes sociales ?

 

Qu'est-ce que c'est ?

Contrairement à une idée reçue, ce n'est pas Karl Marx qui a créé le concept de classe sociale. Lui-même reconnaissait volontiers avoir repris le terme et le schéma de la lutte des classes à ses prédécesseurs. Aux économistes tels que David Ricardo, il emprunte l'idée que les classes sont des ensembles d'individus occupant une position similaire dans le processus de production (qui est toujours, pour Marx, un processus d'exploitation), et définis par la nature de leur revenu (dans le système capitaliste : rente du propriétaire foncier, profit du capitaliste ou salaire du prolétaire). Mais, avec des historiens tels qu'Alexis de Tocqueville ou François Guizot, il leur donne également la dimension politique de groupes en lutte pour le contrôle de la société.
Les classes ne se définissent donc que dans un rapport de classe : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe. » Leur nombre est sujet à fluctuation : parfois deux (comme dans le Manifeste du parti communiste), trois (dans le dernier volume, inachevé, duCapital) ou sept (comme dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). L'existence d'une classe comme groupe réel, mobilisé (la classe « en soi »), se double nécessairement, chez ses membres, d'une conscience de classe, c'est-à-dire la conscience d'appartenir à cette classe et d'en partager les intérêts (la classe « pour soi »).
Chez Max Weber, la division en classes se fonde aussi sur le processus économique. Mais il est beaucoup plus prudent que Marx : les classes regroupent simplement des individus possédant des chances égales d'acquérir certains biens sur le marché, porteurs des mêmes « chances de vie » (Lebenschancen). Elles n'impliquent aucun sentiment d'appartenance (ce dernier étant propre à la communauté) : les classes sociales sont simplement une manière (d'autres sont possibles) de découper et d'analyser la réalité.
Une autre approche a été entreprise par le sociologue américain Loyd W. Warner. Analysant une ville moyenne des Etats-Unis, il recueille les représentations spontanées qu'ont certains habitants de la structure sociale. Il définit ainsi trois grandes classes et sept sous-classes hiérarchisées, de la lower-lower class(population précaire) à l'upper-upper class (aristocratie sociale). Originale, sa méthode a été vivement critiquée, car « la structure sociale [y] semble réduite à la représentation qu'en ont certains membres de la communauté » (1). En fait, il s'agit plus d'une étude du statut perçu que des divisions en classes.

 

Classes réelles ou classes à faire ?

L'oeuvre de Pierre Bourdieu constitue une synthèse originale des approches classiques des classes sociales. Il reprend l'idée d'un espace social hiérarchisé, mais, au capital économique comme principe de division, il ajoute le capital culturel (saisi essentiellement par le diplôme). Ainsi, les positions sociales se définissent-elles non seulement par le volume global de capital (toutes espèces confondues), mais aussi par sa structure. Au sein des classes dominantes, possédant un important volume global de capital, les enseignants (riches en capital culturel mais pauvres en capital économique) s'opposent aux patrons de commerce à la structure de capital inversée. Au bas de l'échelle sociale, les ouvriers spécialisés possèdent peu des deux espèces de capitaux.
Bourdieu adresse cependant une critique plus fondamentale à la théorie de Marx. Il lui reproche son réalisme, c'est-à-dire de considérer les classes sociales comme des groupes réellement mobilisés, existant concrètement dans la réalité, que le chercheur n'aurait en quelque sorte plus qu'à nommer. Pour Bourdieu, les classes telles que les construit le chercheur, les classes « théoriques », ne sont pas des classes réelles, mais seulement des classes « probables » : elles agrègent, sur le papier, des agents qui, occupant des positions proches dans l'espace social, sont susceptibles de se rassembler dans la réalité. Mais les classes ne sont pas données : elles sont à construire, par un travail de mobilisation et de construction d'une identité collective (via une représentation politique ou syndicale par exemple), qu'il appartient au sociologue de décrire. Marx a en fait omis d'intégrer, dans sa théorie, l'effet de théorie qu'il a lui-même exercé : en nommant les classes, il a plus qu'aucun autre contribué à les faire exister.
Cette critique avait été précédée de celle de l'historien Edward P. Thompson. Dans la préface à son livre La Fabrication de la classe ouvrière anglaise (2), il critiquait la tendance des marxistes à « voir dans les classes une chose ». Pour lui, la classe est avant tout « un phénomène historique, unifiant des événements disparates et sans lien apparent, tant dans l'objectivité de l'expérience que dans la conscience. [...] Je ne conçois la classe ni comme une "structure", ni même comme une catégorie, mais comme quelque chose qui se passe en fait [...] dans les rapports humains ».
L'ensemble de ces réflexions « constructivistes » a inspiré, en France, le travail de Luc Boltanski sur les cadres (3), ainsi que ceux d'Alain Desrosières et Laurent Thévenot sur les catégories socioprofessionnelles (CSP) (4).

 

La France s'est-elle « moyennisée » ?

L'hypothèse d'une « fin des classes » apparaît en même temps que se développe la société de consommation et, en son sein, une importante classe moyenne. Dès 1959, aux Etats-Unis, Robert Nisbet relève plusieurs phénomènes qui appuient cette hypothèse :
- Au plan politique, diffusion du pouvoir dans l'ensemble de la société et autonomisation des comportements vis-à-vis du groupe social d'appartenance.
- Au plan économique, développement du secteur des services dont les emplois n'entrent pas dans le schéma de classe habituel.
- Au plan social, une certaine harmonisation de la consommation et des niveaux de vie brouille les clivages habituels, vouant la lutte des classes au déclin (5).
En France, Henri Mendras a soutenu, dans les années 80, la thèse de « l'émiettement des classes » (6). Selon lui, entre 1965 et 1984, la société paysanne traditionnelle a disparu en s'ouvrant au confort et à la technique moderne. Les ouvriers, qui représentent une part décroissante de la population active, ont accédé eux aussi au confort bourgeois. Leur activité professionnelle elle-même a évolué vers des tâches qui ne demandent plus d'effort physique important. Dès lors, « s'il n'y a plus de prolétaires, il ne peut plus y avoir de bourgeois ». D'autres facteurs viennent brouiller les schémas ordinaires : travail des femmes, multiplication de nouveaux métiers, diversification des situations familiales. H. Mendras envisage ainsi la société française bâtie autour d'une vaste « constellation centrale », qui engloberait l'ensemble de la population à l'exception d'une « élite » d'un côté, des pauvres et des immigrés de l'autre. Au sein de cette vaste classe moyenne, les frontières entre les différents groupes sont poreuses, et une culture commune apparaît. Par exemple, le barbecue et son rituel campagnard ne sont plus une pratique discriminante : elle s'est diffusée dans tous les milieux, de l'ouvrier au cadre supérieur. Seules les modalités de la pratique varient.
Plus généralement, les vingt dernières années ont vu diminuer, dans la population, le sentiment d'appartenance à une classe donnée. Parallèlement au déclin du marxisme scientifique et politique, d'autres grilles de lectures et d'autres découpages de la société ont surgi, basés sur des critères « ethniques » (clivage Français/immigrés, « beurs »), culturels (homosexualité, religion) ou sociaux (« chômeurs », « exclus », « bobos ») qui ont contribué à délégitimer l'approche en termes de classes.

 

Peut-on encore parler de classes sociales ?

Certains auteurs s'efforcent aujourd'hui de réhabiliter les classes sociales. Louis Chauvel, dans un article synthétique (7), montre que les tenants de la « fin des classes » s'appuient sur l'exceptionnelle conjoncture économique des trente glorieuses, qui fut effectivement une période de forte réduction des inégalités salariales, avec une croissance annuelle du pouvoir d'achat ouvrier supérieur à 3 %. Mais, selon lui, cette dynamique a été stoppée dès 1975 et, depuis, les écarts stagnent : un cadre gagne aujourd'hui en moyenne 2,5 fois le salaire d'un ouvrier, contre 3,9 fois en 1955, mais le pouvoir d'achat ouvrier ne progresse plus que de 0,6 % l'an... D'autre part, la stagnation des salaires masque les très fortes inégalités de patrimoine, qui tendent à devenir déterminantes. Les écarts dans le domaine vont de 1 à 70, et 20 % de la population n'en possède aucun.
Les styles de consommation continuent d'être très différenciés : alors que les ouvriers se contentent globalement de couvrir les besoins de base, les cadres peuvent acheter le travail des autres sous forme de services (garde à domicile, par exemple). Leurs vacances sont plus fréquentes et plus longues. L'accès aux écoles les plus sélectives est devenu encore plus difficile pour les enfants des catégories populaires : ils représentent 16,2 % des effectifs à la fin des années 90, contre 26,9 % au début des années 80. L'homogamie (fait de se marier au sein du même groupe social), elle non plus, ne faiblit pas.
Chauvel montre aussi que l'identité de classe, certes fragilisée, se maintient. S'il a diminué en trente ans, le sentiment d'appartenance à une classe, mesuré par les sondages, s'est toujours maintenu à un haut niveau, et remonte depuis la fin des années 80. Dans le domaine politique, le « non-vote », ajouté au vote PCF et FN, distingue nettement un vote populaire, « critique, voire radical », d'un vote bourgeois porté vers le Parti socialiste, les centristes ou la droite libérale.
Enfin, paradoxalement, la focalisation sur le « peuple » empêche de voir que, à l'autre bout de l'échelle sociale, un groupe possède tous les attributs d'une classe sociale au sens marxiste : la bourgeoisie. Consciente de ses intérêts et de ses limites, elle cultive, via des lieux réservés (clubs privés, rallyes), un « entre soi » qui met les importuns à l'écart. Rapprochant des personnes exerçant les plus hautes responsabilités du privé et du public, les liens de sociabilité ainsi tissés sont inséparablement des solidarités économiques. Elle se présente ainsi comme la seule classe mobilisée, capable de maîtriser son destin (8). Marx n'est donc peut-être pas tout à fait mort...

NOTES
1 S. Bosc, Stratification et classes sociales, Nathan, 4e éd. 2001.
2E.P. Thompson, La Fabrication de la classe ouvrière anglaise, EHESS/Gallimard/Seuil, 1988.
3L. Boltanski, Les Cadres. La formation d'un groupe social, Minuit, 1982.
4A. Desrosières et L. Thévenot, Les Catégories socioprofessionnelles, La Découverte, 1988.
5L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l'OFCE, n° 79, octobre 2001.
6H. Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Folio, rééd. 1994.
7L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », op. cit.
8M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, rééd. 2003.

Les classes sociales sont-elles de retour ?
Entretien avec Louis Chauvel
On disait la classe ouvrière en voie de disparition. Mais, selon Louis Chauvel, la stagnation des salaires et la persistance des inégalités font apparaître de nouveaux clivages dans le tissu de la société française. Faute de se manifester clairement dans la conscience collective, ces clivages n'en constituent pas moins le ferment d'un nouveau conflit de classes.

 

Sciences Humaines : Pourquoi parler du « retour des classes sociales » ?

Louis Chauvel : En ce début de xxie siècle, l'idée s'est répandue depuis longtemps que la notion de classe sociale n'est plus pertinente pour analyser les sociétés développées. En 1959, ce n'est pas hier, le sociologue Robert Nisbet publie Decline and Fall of Social Classes et expose toutes les raisons pour lesquelles, à ses yeux, les classes sociales sont appelées à disparaître. Depuis, cette théorie a été largement diffusée, et tout ou partie de ses arguments sont régulièrement repris.
Il y a donc plus de quarante ans que les sociologues s'efforcent de montrer cela, mais, comme l'écrit un collègue anglais, John Scott, « If class is dead, why won't it lie down ? » . Ce qu'on peut traduire par : « Si les classes sociales sont mortes, où est passé le corps ? » En réalité, lorsqu'on observe de près la nature, les contours et l'intensité des inégalités structurées dans la société contemporaine, la théorie de la « fin des classes sociales » a été confrontée au cours des vingt dernières années à de nombreux paradoxes. Elle ne permet pas de rendre compte de certaines évolutions : le maintien voire l'augmentation de nombreuses inégalités tel le fait que 80 % des places dans les grandes écoles françaises soient dévolues aux 20 % de milieux sociaux les plus favorisés...
On a donc, d'un côté, une théorie qui affirme que les classes sociales devraient disparaître, et de l'autre, des données sur le monde du travail, sur les rapports de production, sur la détention du capital productif... autant d'indicateurs qui montrent que les inégalités économiques et sociales sont aussi fortement structurées qu'il y a vingt ans. Ces inégalités sont peut-être moins marquées que dans les années 50, lorsque R. Nisbet écrivait, mais elles affectent les nouvelles générations rentrant aujourd'hui dans le monde du travail. Elles sont certainement plus violentes que celles qu'ont connues leurs parents, entrés dans le monde du travail en 1970. Quand on constate que les faits ne correspondent pas à la théorie, on révise les hypothèses.

 

Souligner l'existence d'inégalités économiques mène-t-il nécessairement à affirmer l'existence de classes sociales ?

Non, et une partie de la discussion tient évidemment à la manière dont on définit la notion de classe sociale. Dans la tradition marxiste, la classe sociale est liée de manière objective à la répartition inégale de la propriété des moyens de production, d'où résulte l'exploitation des classes laborieuses par les propriétaires desdits moyens. Les uns et les autres se trouvent dans des « situations de classes » spécifiques, qui permettent de repérer des classes « en soi ».
Mais ce n'est pas tout : une classe sociale se manifeste aussi par la conscience qu'ont ses membres de partager la même condition, et de devoir s'organiser en conséquence pour lutter contre l'exploitation. Pour Marx, donc, pas de classe ouvrière sans mouvement ouvrier, politique et syndical : c'est alors la classe « en soi et pour soi ». Pour les partisans de la disparition des classes sociales, cette définition est bien pratique : au vu d'une certaine « moyennisation » des revenus, de la diminution des effectifs ouvriers, et enfin du recul du mouvement syndical, il est évident que les classes sociales sont mortes.
Mais si l'on prend une définition moins radicale de la classe sociale - par exemple celle que pratiquait Max Weber -, il en va autrement. Selon ce dernier, les classes sociales sont des groupes d'individus spécifiés par des situations de classes et par des « chances de vie » ou « potentialités d'évolution » (Lebenschancen, en allemand) différentes, qui dépendent de leurs ressources, notamment en termes de qualifications. Si l'on constate que ces « destins » ou ces probabilités correspondent à de grandes fractions de la population, alors on peut commencer à parler de classes sociales. C'est en des termes semblables que le sociologue anglais John Goldthorpe s'exprime. Mais ces « communautés de destins » n'exigent pas qu'il existe une conscience de classe qui anime politiquement et socialement ces catégories, et les mène à lutter les unes contre les autres.
Pour ma part, concernant des groupes socio-économiques inégalement dotés en matière de ressources scolaires, patrimoniales et autres, je considère qu'il est légitime de parler de classes sociales si trois critères d'identité de classe sont vérifiés. D'abord, l'identité temporelle, qui implique la durabilité du groupe, sa reproduction sociale, et notamment sa fermeture à l'égard de la mobilité sociale - ce qui va de pair avec l'homogamie, la tendance à se marier dans les mêmes strates sociales. Ensuite, l'identité culturelle, le fait de partager des modes de vie et des façons de faire, un langage et des traits culturels, permettant l'interreconnaissance. Enfin, l'identité collective, c'est-à-dire la capacité à agir de concert, dans un même but, animé politiquement par la prise de conscience d'intérêts collectivement partagés : c'est là que se cache la classe pour soi. Cette identité-là semble avoir considérablement reflué. Même si l'analyse de ces critères montre que les frontières de classes ont décliné des années 50 à 80, la société sans classe reste fort loin de nous.

 

Quel regard portez-vous sur l'état actuel de la société française ?

Le constat que je fais est que, depuis vingt ou vingt-cinq ans - le tournant se trouvant entre le début du ralentissement économique en 1975 et la rigueur de 1983 -, pour l'ensemble de ces critères, il n'y a plus de rapprochement entre les groupes sociaux, mais une réouverture des écarts. Jusqu'aux alentours de 1983, l'éventail des revenus des salariés français s'était resserré, la dynamique de moyennisation annoncée par Henri Mendras était à l'oeuvre , avec le développement d'une culture moyenne animée par un groupe social intermédiaire, une « constellation centrale » dans laquelle venaient se déverser les enfants de la classe ouvrière en mobilité ascendante, mais aussi les enfants de la bourgeoisie. Au même moment, le parti socialiste, le parti des classes moyennes salariées, arrivait à rassembler 40 % du vote ouvrier et employé dès le premier tour (contre 11 % et 19 % pour Lionel Jospin le 21 avril 2002).
Après 1983, toute cette dynamique d'amoindrissement des contours de classe s'étiole. Quand on délaisse l'étude des moyennes pour préférer une division plus subtile - la dynamique générationnelle -, le retour des classes apparaît clairement. On constate qu'en 1984 encore, les plus pauvres étaient les générations âgées, amenées à disparaître dans un délai assez court. La situation est maintenant différente : les pauvres sont maintenant jeunes et pleins d'avenir...
Quand on mène une analyse générationnelle des moyennes, on constate que les anciennes générations nées avant 1920 étaient très inégales, polarisées entre un prolétariat mal payé et mal intégré dans le salariat stable, et une bourgeoisie aisée. Ensuite, pour les générations nées dans les années 1930 à 1940, les générations de l'Etat providence, la moyenne est beaucoup plus haute, mais surtout, les écarts nettement moins importants : ce sont les générations pour lesquelles la dynamique de la moyennisation a fonctionné à plein régime. Enfin, pour celles nées après 1955, les générations qui ont eu 20 ans dans le contexte de chômage de masse, l'éventail des revenus s'est ouvert à nouveau, avec un blocage de l'ascenseur social que l'on repère notamment à la dévalorisation des titres scolaires. Vingt-cinq ans après leur entrée dans la vie active, les clivages existant au départ se sont conservés, voire accentués. Les perspectives de progrès par le travail et le salariat se referment : il suffit de comparer la croissance des salaires et celle des loyers pour comprendre comment. Cette situation est marquée par une nouvelle polarisation à l'intérieur des classes moyennes : d'un côté des professions libérales, les anciens des grandes écoles sélectives dans des emplois du privé et les détenteurs de qualifications relativement rares, qui progressent ; et de l'autre, des gens aux limites des classes populaires, qui déclinent. Entre la moitié et les trois quarts du revenu médian, autour de 1 000 euros par mois, on note une accumulation de population située aux limites de la pauvreté. Cette dynamique est radicalement différente de celle des années 70.

 

Quelle est la raison de cette déstabilisation des catégories moyennes du monde du travail ?

Jusque dans les années 80, on assistait à l'émergence de la société salariale, marquée par la figure du salarié stable en CDI, auquel des droits sociaux nouveaux s'ouvrent au long de la trajectoire de travail. Le débat des années 70 est celui des « nouvelles classes moyennes » salariées, du public et du privé, rétribuées autour de 1 500 de nos euros, classes qui supplantent les « anciennes classes moyennes » agrégeant fonctionnaires et petits commerçants. La dynamique de moyennisation était leur fait.
Que s'est-il passé à partir des années 80 ? D'une part, la part des salaires s'est effondrée face aux profits dans le partage des revenus. La croissance des salaires est bloquée autour de 0,5 % par an, de sorte que le temps de doublement du revenu, qui était d'une vingtaine d'années en 1960, est multiplié par cent ! Le blocage de l'ascenseur social provient aussi de cette dynamique.
Désormais, au sein des classes dites moyennes, il y a deux destins possibles. D'abord, celui de gens qualifiés, mais dont les revenus stagnent. Ceux-là rencontrent des difficultés à transmettre leur statut social à leurs enfants. Ensuite, il y a une classe moyenne en voie d'enrichissement : des indépendants, des salariés ayant accès aux stock-options. Ceux-là sont en mesure d'accumuler un patrimoine de haut niveau qui leur permettra de transmettre leur statut social à leurs enfants, notamment en leur offrant un accès aux lycées sélectifs du centre-ville.

 

Dans un schéma de classes, le jeu se ramène en général à deux ou trois grands ensembles inégaux. La sociologie a longtemps pratiqué l'idée que les ouvriers incarnaient à eux seuls la classe prolétaire. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Evidemment, les ouvriers ne sont plus les seuls à entrer dans cette « classe populaire ». Il faut y inclure une bonne partie des employés du tertiaire, du commerce et des services qui n'ont aucune perspective d'amélioration de leur sort. Ils sont payés comme des ouvriers (1 200 euros en moyenne pour un plein temps sur toute l'année), et leurs conditions d'emploi sont souvent similaires. On affirme souvent que la classe ouvrière disparaît parce que les ouvriers ne sont plus que 30 % de la population active, contre 40 % dans les années 70. En réalité, à mesure de la baisse de la part des ouvriers, l'expansion des employés fait que la classe populaire qui résulte de leur union représente 60 % de la population française, part invariable depuis 1960. Il est vrai qu'en termes de conscience sociale, l'identité collective des employés est moins claire que celle des ouvriers. Mais, objectivement, ils partagent leur condition, et vivent souvent ensemble sous le même toit.

 

Vingt années, n'est-ce pas une période un peu courte pour annoncer que la société a pris un tournant historique vers le retour d'une structure de classe ?

Si c'est trop court, il faut renoncer à réfléchir à ce qui s'est passé depuis 1982. Certes, à l'échelle de l'histoire, c'est peu, et cela peut bien n'être qu'un mauvais passage. Mais le constat, aujourd'hui, est que tout un ensemble de difficultés connues par les jeunes des années 80 ne se sont pas résorbées. Les jeunes des années 80 ont vécu un taux de chômage de 33 % sur les deux ans de la sortie de leurs études, contre 4 % pour les jeunes du début des années 70. Ce fut un changement considérable qui a laissé des séquelles collectives. Vingt ans après, il est temps d'en prendre acte, d'autant que le tournant est aussi idéologique.

 

Est-ce que l'on peut penser que ces données économiques se traduisent par un vécu collectif ? Est-ce que, par exemple, les gens d'aujourd'hui ne vivent pas plutôt leurs réussites ou leurs échecs comme des affaires personnelles ?

C'est un point très important. Il y a deux volets dans la question des classes sociales : celui des conditions réelles d'existence, et l'autre, qui est subjectif. Effectivement, l'individualisme de masse, la norme d'autonomie moderne font que beaucoup de gens vivent leurs difficultés comme un problème de destin personnel. Les idées contemporaines veulent que l'individu soit, en quelque sorte, responsable de tout ce qui lui advient, en positif comme en négatif.
Pour les 10 % de membres des classes moyennes supérieures, la perspective est flatteuse. A l'inverse, beaucoup de gens sont ainsi amenés à intérioriser les causes de leur propre échec. On peut considérer que c'est une doctrine partagée de manière diffuse par toute la société. Mais c'est, avant tout, l'idéologie des gens qui ont les moyens de vivre avec. Que se passe-t-il lorsque cet individualisme se répand chez les gens qui n'ont pas les moyens économiques, psychiques ou culturels suffisants pour l'assumer : c'est une catastrophe. L'atomisation qui en résulte - Robert Castel appelle cela « l'individualisme négatif » - est propice à une déstabilisation de fond de la personne, dont l'agressivité intériorisée (les conduites suicidaires) ou extériorisée (la délinquance) sont des symptômes collectifs parmi d'autres. Poser l'autonomie comme règle d'existence sans en fournir les moyens peut être assez criminel.
Doit-on conclure pour autant que tout sentiment d'appartenir à une classe est désormais banni ? Pour faire un retour en arrière, on constate que la formation d'une classe ouvrière politiquement consciente et organisée, avec une doctrine et un objectif, le point auquel on est parvenu en 1950, est en fait le résultat d'un long processus historique séculaire. A l'époque de Germinal, la « conscience de classe » des mineurs de fond n'était pas parfaitement construite. L'individualisme paysan était loin d'avoir disparu. Voilà un siècle, le conflit central de la société française n'était pas celui des classes, mais celui de l'affaire Dreyfus et de l'école laïque. En 1914 non plus, l'internationalisme ouvrier n'a pas résisté aux passions de la guerre. Bref, la construction subjective de la classe ouvrière a été un processus séculaire.
Mon avis est que les inégalités sociales existent bien longtemps avant d'être objectivées pour fonder une identité collective. Inversement, cette identité peut subsister bien après que les conditions de départ se soient transformées. La période des années 70 est parlante à cet égard : jamais la lutte des classes n'a été plus souvent invoquée, alors que, nous l'avons vu, la réalité objective de la croissance venait relativiser cette vision du monde. Aujourd'hui, au contraire, le paradoxe inverse prévaut : alors que les inégalités sociales se reconstituent, l'existence des classes sociales n'a jamais fait l'objet d'autant de dénégations, au point même que le mot est devenu presque tabou. Les idées semblent toujours en retard, d'une génération peut-être, sur l'histoire et les faits.

 

Existe-t-il des mouvements sociaux qui actuellement traduisent ou annoncent l'évolution que vous décrivez ?

Aujourd'hui, nous sommes héritiers de la mémoire des trente glorieuses, et il est parfaitement plausible que l'offre idéologique ne soit pas adaptée à la réalité sociale actuelle. La réévaluation de cette situation va-t-elle prendre vingt ans, ou plus encore ? Maintenant, la question sociale, celles des salaires, des conditions de travail, de la protection sociale, etc., semblent moins aiguës dans le débat public que d'autres enjeux relevant plutôt de l'ordre « culturel ». Jan Pakulski et Malcolm Waters , les sociologues de la Tasmanie postmoderne, affirment que dans la société d'abondance, des questions symboliques telles que la place des minorités ethniques et sexuelles, des fumeurs et des femmes supplantent les questions plus matérialistes. Pourtant, ici, chez les jeunes salariés, ces questions ne remplacent pas les autres. L'opposition fumeur/non-fumeur touche aussi à des questions de condition sociale que l'épidémiologie connaît bien : le décalage de sept ans d'espérance de vie entre cadres et ouvriers en dépend. Au même moment, taxer le tabac - le plus légitime des impôts -, c'est taxer principalement la classe ouvrière, qui compte beaucoup de gros fumeurs.
La question féministe n'est pas non plus indépendante de celle des classes : si on rapproche les employées de la classe ouvrière, l'accès des femmes aux classes moyennes est bien moins avancé qu'on ne le dit. Faire l'impasse sur ces difficultés, comme les nouveaux mouvements sociaux tendent parfois à le faire en se fixant sur des enjeux symboliques, moraux ou culturels, c'est faire fausse route. Le 21 avril dernier, d'une façon ou d'une autre, a marqué une étape importante dans la prise de conscience du risque que l'on court à oublier plus de la moitié de la population sur la route du progrès.

NOTES
1J. Scott, « If Class is dead, why won't it lie down? », in A. Woodward et G. Lengyel,European Societies : Inclusions and exclusions, Routledge, 2000 ; voir aussi le site Internet http://privatewww.essex.ac.uk/~scottj/socscot6.htm
2H. Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Gallimard, 1988.
3J. Pakulski et M. Waters, The Death of Class, Sage publications (Londres), 1996.

Propos recueillis par Nicolas Journet


Louis Chauvel

Maître de conférences à l'IEP de Paris, chercheur à l'Observatoire sociologique du changement et à l'OFCE. Auteur de Le Destin des générations, Puf, 1998, rééd. 2002. 

Revenus et patrimoine des Français en 2000
Ce « strobiloïde » (courbe en forme de toupie) montre la répartition des revenus et de la propriété dans la population française réévalués pour l'année 2000.
Plus la plage colorée est large, plus le nombre de personnes correspondant à ce niveau est élevé.
Du côté des revenus, le large renflement situé juste au-dessous de la médiane signale l'existence d'une classe moyenne importante, ayant un revenu annuel situé autour de 65 KF (9 909 ?). Le quart de la population se situe en dessous des trois quarts de ce revenu médian.
Du côté du patrimoine, la classe moyenne n'existe pratiquement pas : les possesseurs d'un patrimoine médian (autour de 500 KF, 76 225 ?) sont beaucoup moins nombreux que les Français qui ne possèdent rien.
D'autre part, les écarts de revenus et les écarts de patrimoine ne sont pas de même ampleur.
10 % des individus touchent un revenu égal à environ deux fois le revenu médian. Du côté des patrimoines, la même fraction d'individus possède quatre fois le patrimoine médian.
La possibilité ou non d'accumuler un capital est devenue aujourd'hui un facteur discriminant essentiel dans la différenciation des classes sociales : elle introduit un clivage à l'intérieur même des salariés « moyens » entre ceux qui possèdent quelque chose (ou y parviendront) et ceux qui n'y parviendront pas. Ces derniers risquent de voir leurs enfants descendre dans l'échelle des salaires. Les premiers, probablement pas.

Identité politique et sentiment d'appartenance à une classe


Dans l'usage sociologique

marxiste, la notion de classe sociale suppose une communauté d'action, d'opinion, fondée sur un sentiment d'appartenance partagé par les membres d'une même classe. Le déclin des manifestations d'identité collective ouvrière a largement contribué au diagnostic de la « fin des classes ». Ainsi, le recul de l'affiliation et du vote communiste en Europe de l'Ouest, la diminution des effectifs syndiqués ont été considérés comme des symptômes de l'effacement du sentiment de classe chez les ouvriers et les employés. Mais qu'en est-il aujourd'hui ?
Depuis quelques années, les politologues français pointent de nouveau l'émergence d'un électorat socialement clivé en France : l'abstention croissante, le vote communiste, le vote Front national et l'opinion antieuropéenne forment une constellation d'opinions dont les études montrent qu'elle est majoritairement populaire. Par exemple, en 1992, le vote « oui » pour Maastricht ne dépassait pas 35 % chez les ouvriers, contre 70 % chez les cadres.

Une vision clivée de la société

Quant au sentiment d'appartenance, il a fait l'objet d'enquêtes d'opinion. Elles montrent que, contrairement à une idée reçue, le sentiment d'appartenir à une classe sociale (quelle qu'elle soit) ne décline que de 10 % entre 1975 et 1989, puis connaît même un renouveau (61 % de « oui » en 1994).
On note évidemment un rétrécissement de l'affiliation à la « classe ouvrière », une croissance de l'appartenance aux « classes moyennes » et un déni de l'affiliation « bourgeoise ». Mais la multiplication des affiliations à la catégorie « autres classes » suggère à Louis Chauvel l'idée que derrière cette réponse floue se dissimulent des qualificatifs non-classiques comme « les exclus », « le peuple », « les pauvres »... dénotant une vision, certes peu orthodoxe dans le schéma des classes, mais néanmoins clivée de la société.
Nicolas Journet


Dans une société hypertexte
François Ascher
Si l'on a pu parler d'un modèle de consommation ou de comportement politique des « ouvriers » ou des « classes supérieures », cela a moins de sens aujourd'hui. Chacun tend à se bricoler un style de vie en combinant plusieurs appartenances, voire plusieurs identités. Les inégalités sociales n'en sont pas abolies pour autant : la « multiappartenance » n'est pas donnée à tout le monde.
Le concept d'« hypertexte », originaire des technologies de l'information et de la communication, est une métaphore assez puissante pour analyser tant la structuration sociale de la société moderne contemporaine que certaines de ses formes urbaines concrètes. Il faut en user prudemment, comme de toutes les métaphores certes (1), mais celles-ci sont des instruments d'analyse utiles dans tous les domaines scientifiques, y compris dans les sciences sociales. S'agissant de la question de la structuration de la société, Karl Marx a par exemple distingué infrastructure et superstructure, Emile Durkheim opposé solidarités mécaniques et organiques, Norbert Elias introduit la notion de réseau par l'image du filet (2).
Mais les métaphores doivent aussi être renouvelées, non seulement parce que la société change, mais aussi parce que le développement des sciences dans divers domaines offre des perspectives nouvelles. Ainsi, Zygmunt Bauman a récemment esquissé la métaphore de la liquidité en s'appuyant sur une définition moléculaire de celle-ci (3). Cette métaphore, comme d'autres assez récentes (auto-organisation, chaos, fractales, etc.), ouvre ainsi des perspectives heuristiques en mobilisant des références qui s'appuient sur les progrès des autres sciences.
Mais ces progrès peuvent également permettre à des théories anciennes de rebondir. Ainsi en est-il de l'analyse des « cercles sociaux » développée par Georg Simmel. De fait, celui-ci a d'une certaine manière manqué des métaphores qui lui auraient permis de développer pleinement sa pensée. Or, le concept d'hypertexte, apparu récemment avec l'informatique (4), permet aujourd'hui d'approfondir ses analyses sur la structuration sociale, et ce d'autant plus qu'il permet également d'intégrer la place que la mobilité des biens, des personnes et des informations prend dans la société.
De fait, émerge ainsi une sorte d'hyperterritoire qui bouleverse les conceptions classiques de l'espace géographique et des échelles, et pose en termes nouveaux notamment les questions de la distance, de la proximité et de la densité.

 

Des individus multiappartenants, pluriels

G. Simmel (5) offre une modélisation très stimulante des relations et des structurations sociales, d'une très grande modernité sociologique car elle pose les bases d'une analyse d'une société d'individus socialement multiappartenants. « Au fur et à mesure de l'évolution, écrit Simmel, chaque individu tisse des liens avec des personnes situées à l'extérieur de son premier cercle d'association. » Le nombre des différents cercles dans lesquels se trouve l'individu (la famille qu'il a fondée, sa famille d'origine, celle de sa femme, les différents cercles de son métier, de sa nationalité, d'une certaine classe sociale, de quelques associations, etc.) est, toujours selon G. Simmel « un des indicateurs de la culture ». La métaphore géométrique plane des cercles finit par malheureusement bloquer son analyse et la rendre un peu confuse. La notion d'espace à n dimension lui aurait sans doute permis de formuler plus clairement des intuitions qui sont à yeux d'une grande actualité pour l'analyse de la « personnalité hypermoderne » (6).
Il est de plus en plus communément admis, dans la continuation notamment des analyses de G. Simmel, que les individus participent à une variété de milieux sociaux. On parle d'individus multiappartenants, pluriels. Ainsi, très concrètement, alors qu'autrefois les voisins étaient aussi des collègues, des parents ou des amis (ou des ennemis), aujourd'hui nombre d'individus fréquentent des milieux physiques et humains plus diversifiés. Ils se déplacent ainsi, réellement et virtuellement, dans des territoires géographiques et sociaux distincts. Chaque individu tend à articuler ces différents territoires de façon singulière, et s'efforce de configurer de manière spécifique ses divers temps, espaces, activités et relations. Chaque individu appartient ainsi simultanément à des champs sociaux distincts, du travail, de la famille, du voisinage, etc. Métaphoriquement, on peut considérer que les individus forment une sorte d'hypertexte social (7). L'hypertexte est un ensemble de textes unis par des mots (« noeuds ») communs qui font « liens » entre les textes. C'est une structure à plusieurs dimensions : chaque texte a sa propre structure, syntaxe, grammaire, sémantique ; mais ces textes forment aussi une multiplicité de structures communes, définies par divers mots présents dans plusieurs de ces textes, mots qui font liens entre eux. La numérisation des textes et leur assemblage dans une base commune permettent au lecteur, en « cliquant » sur le mot d'un texte, d'accéder à ce même mot dans une série d'autres textes. Dans un hypertexte, chaque mot appartient donc simultanément à plusieurs textes ; dans chacun d'entre eux, il participe à la production de sens différents en interagissant avec d'autres mots du texte, mais selon des syntaxes éventuellement variées d'un texte à un autre ; et les formations hypertextuelles diffèrent selon les mots retenus.

 

Des potentialités non accessibles à tous

On peut considérer que les individus sont simultanément ou successivement dans des champs sociaux distincts comme les mots le sont dans les différents documents d'un hypertexte. Les individus interagissent dans leur champ social professionnel avec des collègues selon une « syntaxe » professionnelle ; dans le champ familial, avec des parents, selon une « syntaxe » familiale ; dans un troisième, ils le font avec des partenaires selon une « syntaxe » sportive, etc. Ce sont les « individus-mots » qui constituent eux-mêmes les liens entre ces « textes-champs sociaux ». Ils passent d'un champ à un autre, en se déplaçant ou en télécommunicant. Lorsqu'un employé sur son lieu de travail téléphone à son domicile, d'une certaine manière, il change de « texte ».
Les divers champs sociaux sont de natures différentes. La participation des individus à chacun d'entre eux peut être plus ou moins volontaire, durable. Les interactions peuvent y être économiques, culturelles, affectives, réciproques, hiérarchiques, normalisées, en face à face, écrites, parlées, télécommuniquées, etc. Les champs sont d'échelles variables (du « local » au « global ») et plus ou moins ouverts. Les réseaux qui structurent ces champs peuvent être en étoile, maillés, hiérarchisés. Et les individus font du code switching, s'efforçant de jongler avec des codes sociaux et culturels différents pour pouvoir passer de l'un à l'autre.
Ils utilisent et combinent pour cela des moyens de toutes sortes, réels et virtuels. A partir d'un même lieu physique, ils agissent et échangent dans des contextes variés, utilisant leur ordinateur professionnel pour entrer en contact avec un membre de leur famille, travaillant à leur domicile ou téléphonant à l'autre bout du monde alors qu'ils sont avec des amis à une terrasse de café.
Cela suppose des moyens spécifiques, des compétences particulières, et implique de fait des inégalités individuelles et sociales diverses. Les individus ne disposent en effet pas tous des mêmes possibilités de construire des espaces sociaux à n dimensions, ou de passer aisément d'un champ social à un autre. Pour certains individus, le feuilleté des réseaux est complètement écrasé : leurs champs économiques, familiaux, locaux, religieux se recouvrent très largement. Ainsi les exclus du marché du travail sont généralement peu multiappartenants : ils habitent le plus souvent dans les grands ensembles, vivent d'une économie « informelle » locale, et ne rencontrent principalement que des gens de leur quartier.
La possibilité de se déplacer dans une série de champs ouvre des potentialités qui ne sont pas également accessibles à tous. La mobilité physique et virtuelle devient donc un élément de plus en plus important dans la formation des inégalités individuelles et sociales. Quant à la multipersonnalité, elle prend parfois des formes pathologiques qui font question sur la possibilité que les individus ont de gérer des soi multiples. Toutefois, on assiste aujourd'hui au développement de ce type d'individu déjà esquissé par G. Simmel, capable de se comporter de façons différentes dans les divers champs sociaux qu'il fréquente. Et, d'une certaine manière, les nouvelles technologies lui ouvrent de nouvelles possibilités. Internet permet en particulier non seulement à l'individu « de s'inventer des personnages », mais de les être plusieurs heures par jour, dans un véritable échange avec d'autres internautes. Ces personnages ne sont ni des jeux de rôle, puisque les partenaires ne leur connaissent pas d'autre existence ou apparence, ni des fantasmes puisqu'ils interagissent avec d'autres.
Ainsi, l'individu hypermoderne ne se situe plus dans une temporalité et une spatialité uniques, mais dans un espace-temps à n dimensions, naviguant en permanence dans des temps et des lieux multiples. Confronté à une variété et à une différenciation croissantes de ses espaces-temps, il saisit les techniques qui lui permettent de se déplacer le plus rapidement et le plus aisément possible d'un champ à un autre, s'efforçant d'atteindre sous une forme ou sous une autre l'ubiquité et la simultanéité qui seules pourraient réunifier véritablement un soi de plus en plus éclaté. Dans ce contexte, la vitesse est plus utile que jamais, tandis que la lenteur devient soit un facteur d'exclusion (le chômeur trop loin de sa zone d'employabilité) soit un luxe (leslowfood).

 

Une société urbaine en mouvement

La puissance heuristique de la métaphore de l'hypertexte n'est donc pas le fruit du hasard : dans une société où les individus se déplacent et télécommuniquent de plus en plus, il n'est pas étonnant que se révèle performante une analogie avec les modèles qui organisent effectivement les mouvements et échanges de personnes, de biens et d'informations. Cette métaphore aide également à penser autrement la structuration de la société, de façon plus complexe, sous la forme de structures multiples qui jouent dans n dimensions. En effet, l'hypertexte est structuré de deux manières : d'une part, chacun des textes peut avoir une structure propre, avec son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire ; d'autre part, les mots-nœuds constituent des liens entre les divers textes qui forment eux-mêmes une structure propre. De la même façon, la société hypermoderne a un double type de structures : d'une part, celles qui sont propres à chacun des champs sociaux, d'autre part, les structures formées par les individus eux-mêmes qui font lien entre les divers champs. Ainsi, un même individu sera inscrit dans le champ social de son travail, qui est structuré, avec des types spécifiques de liens, de règles, de pratiques ; dans sa famille, il sera inscrit dans un autre type de structure, avec d'autres types de liens, d'autres règles. Et chaque individu articulera ou séparera ces deux champs sociaux de façon spécifique et éventuellement variable. L'intérêt de cette métaphore est aussi de nous aider à penser une société urbaine en mouvement en analysant les supports concrets ? réels et virtuels ? des liens sociaux. Les caractères techniques de ce qui fait lien ne sont en effet pas sans implications sur la nature des liens eux-mêmes, et donc sur les socialités et la structuration sociale. Ainsi, dans la vie urbaine contemporaine, la proximité n'est plus indispensable pour bien des relations. Elle ne prend que plus de valeur pour d'autres relations, comme en témoigne le succès des espaces où les individus peuvent toucher, sentir, goûter, et des événements festifs en direct où la société peut communier en « live ». Les terrasses de café ont gagné les Etats-Unis et le Japon, tandis que Halloween et la Gay Pride se sont implantés dans les capitales de la vieille Europe.
Enfin, cette métaphore devrait nous inciter à revisiter bien des notions, ne serait-ce, par exemple, que celle de la démocratie, en général et au plan local. En effet, comment penser la délégation et la représentation avec des individus ayant chacun leur propre assemblage d'appartenances multiples. La notion de programme politique doit donc évoluer assez radicalement puisqu'il y a de moins en moins de chances que des citoyens partagent une même configuration hypertextuelle d'intérêts. De même, l'organisation territoriale de la démocratie est mise à mal, les individus pratiquant des hyperterritoires variés et changeants qui ne s'emboîtent plus comme précédemment selon des logiques d'échelle à la manière de poupées russes, du quartier à l'Europe en passant par la commune, l'agglomération, le département et la région.

NOTES

1[1] F. Ascher, « La métaphore est un transport. Des idées sur le mouvement au mouvement des idées », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII, janv.-juin 2005.
2[2] N. Elias, La Société des individus, 1939, rééd. Fayard, 1991.
3[3] B. Zygmunt, Liquid Modernity, Polity Press, 2000.
4[4] Les premières ébauches de l'hypertexte remontent au Memex (Memory Extender) de Vannevar Bush dont l'objectif était de ranger de façon à les rendre accessibles rapidement une plus grande masse d'informations et d'archives ; mais il avait aussi une prétention déjà beaucoup plus grande puisque l'article qui exposait ce projet en 1945 s'intitulait « As we may think ». Le mot « hypertext » lui-même a été inventé en 1965, par Ted Nelson.
5[5] G. Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Puf, 1999.
6[6] F. Ascher, Le Mangeur hypermoderne. Une figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, 2005.
7[7] Sur la notion de société hypertexte, voir F. Ascher, La Société hypermoderne. Ces événements nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs, L'Aube, 2004.

François Ascher


Professeur à l'Institut français d'urbanisme (université Paris-VIII). Auteur de
 La Société hypermoderne. Ces événements nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs, L'Aube, 2005, il publie Le Mangeur hypermoderne. Une figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, 2005.

Mobilité et socialité : quatre figures


Quels sont les divers rapports à l'espace-temps
 que l'on peut distinguer derrière la diversité des façons de se déplacer au quotidien ? A partir d'entretiens et de graphiques (il était demandé aux interviewés de réaliser un dessin exprimant leur mobilité quotidienne) réalisés en France et en Belgique, le sociologue Bertrand Montulet (1) a mis récemment en évidence deux grandes représentations de l'espace.
? Un « espace délimité », chez des personnes qui s'inscrivent exclusivement dans un cadre local. Ces représentations très concrètes témoignent de mobilités extrêmement récurrentes, ancrées en un lieu avec lequel il existe une relation affective et identitaire (« ma ville »), et où l'on distingue un « ici » et un « ailleurs ».
? Une « étendue spatiale », où la représentation se fait plus abstraite, prenant souvent la forme d'un réseau de points non situés. Les lieux sont neutres affectivement, la ville présentant juste « certaines caractéristiques qui la rendent particulière » et en même temps comparable à d'autres.
Ces représentations se combinent avec des socialités différenciées pour dessiner quatre types de rapports à l'espace-temps.
? Au sein des espaces délimités, on peut identifier une mobilité « sédentaire », dont la figure idéale est celle du « provincial », qui est celle des gens vivant toutes leurs relations dans leur quartier, espace clos et signifiant. Elle se distingue d'une mobilité « recomposée », incarnée par la figure de « l'immigré ». Vivant ses relations localement, mais ayant connu le déracinement, il manifeste moins d'attachement au lieu et à ses modifications.
? Au sein des étendues spatiales, la mobilité « kinétique » est celle dubusinessman, qui cherche à « gagner du temps », est avant tout pragmatique et pour qui « l'espace se construit dans la dynamique des relations qu'il vit ». Elle se distingue de la mobilité « incursive », représentée par la figure du voyageur, qui parcourt le monde, et « prend le temps » de découvrir la singularité des lieux qu'il traverse.
Selon B. Montulet, nos sociétés tendent à valoriser la mobilité kinétique et sa socialité mouvante, en réseaux. Cette valorisation exclut ceux qui, inscrits dans d'autres formes de mobilité, « n'ont pas les ressources pour s'y faire valoir ».
NOTES
1
[1] B. Montulet, « Au-delà de la mobilité : des formes de mobilités », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII, 2005.
Xavier Molénat

Les classes moyennes

Xavier Molénat
On en parle tout le temps, mais sait-on vraiment qui fait partie des classes moyennes ? Ce groupe social aux frontières floues a su jouer un rôle central dans la dynamique sociale. Les difficultés qu'elles semblent connaître aujourd'hui vont-elles retentir sur l'ensemble de la société ?

 

Quand sont-elles nées ?

C'est au tournant du XIXe siècle que l'expression « classe moyenne » commence à prendre son sens usuel. Avec la fin des sociétés d'ordre et le développement progressif de l'économie industrielle apparaissent des groupes sociaux qui n'appartiennent ni à la bourgeoisie ni au prolétariat. En Angleterre, la middle class, au singulier, désigne la nouvelle bourgeoisie industrielle et économique, en lutte avec la noblesse (nobility) et la haute société (gentry). En France, le pluriel « classes moyennes », proche de ce que Karl Marx qualifie de petite bourgeoisie, va désigner dans le discours politique ces nouvelles couches qui, dotées d'un minimum de capital, échappent à la vie au jour le jour qui est le lot du prolétaire, sans pour autant pouvoir se permettre l'oisiveté du bourgeois. Petits propriétaires terriens, petits commerçants, petits industriels, artisans et employés : toutes ces catégories ont en commun d'avoir dû construire leur position au lieu d'en hériter, en s'appuyant davantage sur leur éducation que sur leur modeste patrimoine. Les classes moyennes partagent aussi une ambition d'ascension sociale, qui peut s'appuyer sur les transformations en cours : diffusion de l'instruction, mise en place de filières méritocratiques, liberté de la presse, développement de la fonction publique territoriale et, au sein de l'armée, démocratisation du corps des sous-officiers et des officiers (1).
Vers 1930, une bascule s'opère : les classes moyennes indépendantes (paysans, commerçants, artisans…) déclinent au profit des classes moyennes salariées. Cadres, instituteurs, infirmières, travailleurs sociaux, ingénieurs… profitent du développement progressif de vastes bureaucraties, de la grande industrie et du secteur public, en particulier pendant les trente glorieuses. C'est l'époque où, aux États-Unis, le sociologue Charles Wright Mills, décrit le nouveau monde des « cols blancs » :
 « Bureaucrate salarié avec ses dossiers et sa règle à calcul, chefs de rayon, contremaîtres, policiers titulaires d'une licence en droit (…) qui peuplent un univers nouveau de gestion et de manipulation (2) » qui sont les figures de proue de la nouvelle société capitaliste américaine.
En France, ces
 « nouvelles classes moyennes salariées » (selon l'expression d'Alain Touraine en 1968) représentent 7 % de la population active avant la Première Guerre mondiale, 13 % au début des années 1930, 19,5 % en 1954 et 37 % en 1975. 

(1) Christophe Charle, « Les "classes moyennes" en France. Discours pluriel et histoire singulière (1870-2000) »,
 Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. L, n° 4, oct.-déc. 2003. 
(2) Charles Wright Mills,
 Les Cols blancs. Essai sur la classe moyenne américaine, 1951, Maspero, 1966. 


Qui en fait partie ?

Précisons-le d'emblée : il n'existe pas de définition objective et consensuelle des classes moyennes, qui sont avant tout une expression fourre-tout. On peut néanmoins proposer plusieurs découpages selon différents critères qui ont chacun leur pertinence : le revenu, la profession et le sentiment d'appartenance.
• Partir des revenus implique, en toute logique, que font des parties des classes moyennes ceux qui sont proches du revenu… médian. En France, le salaire médian des salariés à temps complet du secteur privé était de 1 484 e nets en 2005 (1 990 pour les titulaires de la fonction publique d'État). L'Observatoire des inégalités propose ainsi de considérer comme classes moyennes les 40 % de salariés du milieu de la répartition (au-dessus des 30 % les moins bien payés et au-dessous des 30 % les mieux payés), soit ceux qui touchent un salaire net compris entre 1 200 et 1 900 e. Le sociologue Louis Chauvel propose, lui, un découpage plus large pesant 60 % salariés, au sein duquel il distingue classe moyenne inférieure, intermédiaire et supérieure, avec des salaires étalés entre 1 143 et 3 429 e
 (tableau p. 23). On peut aussi se fonder sur le critère de l'origine des revenus : seraient alors exclus des classes moyennes ceux dont les revenus proviennent à plus de 40 % des prestations sociales (les 10 % de Français les plus pauvres) et ceux dont les revenus proviennent essentiellement de leur patrimoine (les 10 % de Français les plus riches). Autre critère possible en haut de l'échelle sociale : exclure ceux qui peuvent acheter le travail des autres, sous forme de service à domicile par exemple (nounous, femmes de ménage…).
• L'approche par la profession se fonde sur les catégories socioprofessionnelles élaborées par l'Insee, qui classent l'ensemble des professions existantes. Font alors partie des classes moyennes, de plein droit en quelque sorte, les bien nommées professions intermédiaires : instituteurs et infirmières, secrétaires de direction et interprètes, techniciens, agents de maîtrise… Au-delà sont pris en compte une partie des employés et des cadres supérieurs
 (tableau). Là encore, des critères supplémentaires permettent de trancher les cas litigieux : secteur d'activité, type de contrat, niveau de qualification.
• Si l'on part du sentiment d'appartenance, alors font partie de la classe moyenne… ceux qui pensent qu'ils en font partie. Une enquête de 2002 (1) met en évidence des lignes de partage, mais aussi le flou de cette catégorie. Parmi les personnes ayant le sentiment d'appartenir à une classe sociale (55 % des personnes interrogées), les professions intermédiaires sont celles qui, assez logiquement, se rattachent le plus à la classe moyenne (59 %), en particulier les instituteurs (62 %) et, plus étonnant, les contremaîtres et agents de maîtrise (63 %). Les employés viennent ensuite avec 42 %, mais avec d'importantes variations entre les employés des administrations et des entreprises (48 %) et les personnels de service aux particuliers (33 %), qui se sentent plus proches des classes populaires (36 %). 29 % des ouvriers ayant le sentiment d'appartenir à une classe sociale se rangent parmi les classes moyennes (53 % parmi les classes populaires). Cadres et professions libérales sont partagés : 39 % se rattachent aux classes moyennes, 36 % à une catégorie bourgeoisie/cadres/classes dirigeantes. De fait, c'est sans doute au sein de ces groupes que les frontières des classes moyennes sont les plus discutées.
 

NOTES

(1) Claude Dargent, « Les classes moyennes ont-elles une conscience ? »,
Informations sociales, n° 106, 2003.


Conservatrices ou avant-gardistes ?

Les classes moyennes sont-elles, de par leur position intermédiaire dans la structure sociale, vouées à singer les valeurs et manières de faire de la classe dominante ? C'est ce que laissait entendre Pierre Bourdieu dans La Distinction (1). Pour le sociologue, l'individu petit-bourgeois, hanté qu'il est par la perspective de son ascension (à la bourgeoisie), affiche des opinions et goûts conformistes. En matière culturelle, il porte ses choix sur des « formes mineures des pratiques et des biens culturels légitimes » : cinéma et jazz, photographie, monuments et châteaux en lieu et place des musées… Et il a la morale de sa trajectoire : il défend l'effort individuel, la discipline, la rigueur. Et si certaines fractions de la petite bourgeoisie « nouvelle »(journalistes, représentants de commerce, animateurs culturels, puéricultrices…) défendent une morale hédoniste (souci de soi, esthétisation de la vie, sexualité épanouie), le sociologue n'y voit là que l'écho, dans les classes moyennes, de la lutte que la nouvelle bourgeoisie (cadres du secteur privé, professions libérales) livre à la bourgeoisie ancienne (patrons d'affaires).
Le sociologue Étienne Schweisguth a critiqué cette vision, car selon lui le petit-bourgeois n'est pas aussi conformiste que le dit P. Bourdieu : il peut être critique des rapports de pouvoir, prompt à faire grève, et reconnaît l'importance des facteurs sociaux dans la réussite scolaire ou professionnelle. Pour Paul Bouffartigue, les classes moyennes ne se contentent pas d'imiter la bourgeoisie. Leur rôle a été moteur
 « dans le développement, au cours des années 1970, de nouveaux mouvements sociaux extraprofessionnels (autour d'enjeux urbains et locaux, de la qualité de la vie, de l'écologie, de la condition féminine, etc.) (2) », ainsi que dans le développement de la vie associative et la montée de la gauche socialiste. On note de ce point de vue que les classes moyennes restent la clientèle la plus fidèle de la gauche qui, si elle a assez largement perdu les ouvriers, a fait en 2002 ses meilleurs scores dans les professions intermédiaires. Les classes moyennes, et spécialement leur pôle intellectuel (professeurs, journalistes) et public (fonctionnaires, travailleurs sociaux), semblent également occuper un poids prépondérant au sein des mouvements contestataires, en particulier le mouvement altermondialiste. 

NOTES

(1) Pierre Bourdieu,
 La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979, Minuit, 1996.
(2) Paul Bouffartigue, « Le brouillage des classes »,
 in Jean-Pierre Durand et François-Xavier Merrien (dir.), Sortie de siècle. La France en mutation, Vigot, 1991.


Y a-t-il eu moyennisation de la société ?

En 1988, le sociologue Henri Mendras publie La Seconde Révolution française (1). Analysant les transformations de la société française entre 1965 et 1984, il met en évidence une transformation de la structure sociale. Avec la disparition de la société paysanne traditionnelle, l'« embourgeoisement » des ouvriers, qui représentent une part décroissante de la population active, et le gonflement d'une vaste classe moyenne, on ne peut plus selon lui représenter la société sous la forme classique d'une pyramide. D'autant que les inégalités de salaire tendent à se résorber, que l'emploi féminin progresse, que de nouveaux métiers apparaissent, que les situations familiales se diversifient… Autant de facteurs qui favorisent un certain « émiettement des classes ». Il propose un schéma en forme de toupie (ci-contre) dans lequel, hormis une petite élite (3 % de la population) et une frange d'« exclus » (7 %), la société française se regrouperait au sein d'un vaste centre. À côté d'une vaste « constellation populaire » rassemblant 50 % de la population, H. Mendras dessine une« constellation centrale » (25 %) en forte expansion, notamment les cadres. Caractérisée par une mobilité sociale intense, cette constellation serait un lieu d'innovations sociales qui se diffuseraient à l'ensemble d'une société aux frontières entre groupes moins rigides. Le sociologue prend l'exemple fameux du barbecue, forme conviviale et décontractée de repas entre amis, lancé par la constellation centrale et adopté par tous, même si les modalités de cette pratique varient.
Séduisante, cette perspective a néanmoins été remise en cause car les tendances sur lesquelles elles s'appuyaient se sont essoufflées. S'il existait bien une dynamique de réduction des écarts de salaire durant les trente glorieuses, on constate depuis 1975 une stagnation en la matière, tandis que l'on réévalue l'importance des revenus, très inégalitaires, du patrimoine. Des biens de consommation comme l'ordinateur restent difficilement accessibles aux plus modestes, et l'on note des profils de consommation culturelle nettement différenciés entre groupes sociaux. Théâtre, lecture et visites de musée restent l'apanage des cadres et professions intellectuelles supérieures. Enfin, l'univers du travail continue d'opposer le travail des cadres (autonomie, valorisation des compétences) et celui des ouvriers et employés (dépendance et soumission). n

(1) Henri Mendras,
 La Seconde Révolution française, 1988, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.

Sont-elles en crise ?
Dans un essai qui a fait grand bruit, Les Classes moyennes à la dérive (1), le sociologue Louis Chauvel a souligné le risque de déclassement qui frappe aujourd'hui les enfants des classes moyennes (entretien p. 22). Il souligne en effet que la génération du baby-boom a profité d'une conjoncture économique exceptionnelle. Plein emploi, nombreux recrutements au sein d'une fonction publique croissante, augmentation de salaires de 4 % par an, système de protection sociale généreux… Tout cela a permis à de nombreux individus d'accéder à des positions de classe moyenne en rentabilisant au maximum leurs diplômes, d'effectuer de très bonnes carrières et de profiter bientôt de retraites à taux plein. Mais leurs enfants connaissent un retournement de conjoncture. Alors que le chômage se maintient à un haut niveau, le nombre de diplômés du supérieur ne cesse de croître alors que les effectifs de la fonction publique stagnent depuis vingt ans, sans que le privé ait pris le relais. D'où par exemple la multiplication des « intellos précaires », ou encore les manifestations contre le CPE, qui traduisent le décalage entre les espoirs légitimes de la jeunesse des classes moyennes et la réalité qu'ils auront du mal ne serait-ce qu'à faire aussi bien que leurs parents.
Une thèse dont le pessimisme a été discuté. Le sociologue Serge Bosc rappelle ainsi que la catégorie « professions intermédiaires » est toujours en expansion, passant de 18,6 % des emplois en 1982 à 23,1 % en 2003, soit près de 1,5 million d'individus en plus (2). Plusieurs spécialistes de l'éducation soulignent par ailleurs que, grâce à leurs parcours scolaires, les enfants des classes moyennes gardent des chances importantes d'ascension sociale. Denis Clerc critique, lui, le manichéisme de l'opposition entre une génération dorée et une génération sacrifiée (3). Il souligne que le ralentissement économique a touché toutes les classes d'âge, pas seulement les jeunes. Parmi les
 baby-boomers, certains connaissent à 50 ans la stagnation du salaire ou le chômage, et ne pourront bénéficier de leur retraite à taux plein. D'autre part, selon D. Clerc, si les jeunes connaissent effectivement des difficultés d'insertion plus grandes sur le marché du travail, rien n'indique que leur avenir soit dès lors joué. Ils peuvent bénéficier ultérieurement d'une conjoncture plus favorable pour finalement faire mieux que leurs parents. 

NOTES

(1) Louis Chauvel,
 Les Classes moyennes à la dérive, Seuil, 2006.
(2) Serge Bosc, « Les équivoques d'un discours globalisant »,
 in Serge Bosc (coord.), « Les classes moyennes », Problèmes politiques et sociaux, n° 938-939, La Documentation française, juillet-août 2007.
(3) Denis Clerc, « Les généralisations abusives de Louis Chauvel »,
 L'Économie politique, n° 33, janvier 2007.


La classe moyenne selon Jaurès

« La classe moyenne se compose de tous ceux qui, ayant un certain capital, vivent beaucoup moins de ce capital que de l'activité qu'ils y appliquent. Ce sont les petits entrepreneurs, les petits commerçants, les petits industriels, les boutiquiers qui ont pris racine, qui ont une certaine clientèle (…). La classe moyenne comprend encore tous les propriétaires cultivateurs, qui ont un domaine suffisant pour y vivre,eux et leur famille (…). J'y rangerai également ces propriétaires moyens, qui ne travaillent pas précisément de leurs mains, mais qui, par la modestie de leur vie, nourrie surtout du potager, du verger et de la basse-cour, par l'activité quotidienne et minutieuse de leur surveillance sont en quelque sorte tout près de la terre. Enfin la classe moyenne comprend tous les employés assez appointés pour pouvoir faire quelque épargne et attendre sans trouble une place nouvelle, tous les membres des professions libérales et des administrations publiques assimilées à ces professions. Tous ces hommes ne sont pas nécessairement, comme le petit entrepreneur, en possession d'un capital actuel ; leur capital a été bien souvent absorbé par les frais d'éducation, mais cette éducation même le représente. À l'inverse du prolétariat, la classe moyenne est caractérisée, au point de vue économique, par une sécurité relative de la vie et par une assez large indépendance. »


La société en toupie

Plutôt qu'à l'image classique de la pyramide, Henri Mendras proposait de se référer, pour représenter la société française, à l'image de la toupie. Selon lui, elle rendrait mieux compte, d'une part, de la place centrale qu'ont conquise les classes moyennes entre 1965 et 1984, avec notamment l'explosion des cadres et, d'autre part, du rôle moteur qu'elles jouent en matière de styles de vie. Le « ventre » de la toupie symbolise aussi l'effacement des barrières de classes dans une société à forte mobilité sociale : il y a toujours un haut et un bas, mais d'une certaine manière tout le monde est un peu « moyen » – donc plus personne ne l'est…

Louis Chauvel, professeur à l'IEP-Paris, chercheur à l'OFCE et à l'OSC.

Lorsque le provisoire dure...

Catherine Halpern

On croyait provisoire et conjoncturelle la précarisation que la crise avait générée voici près de trente ans... On avait tort. Telle une épée de Damoclès pesant sur presque toutes les têtes, elle oblige chacun à « faire avec ». Autant que faire se peut.
Stagiaires, CDD, chômeurs de longue durée, travailleurs pauvres, intérimaires, vacataires, Rmistes, SDF..., autant de personnes qui vivent dans l'incertitude, contraintes de vivre au jour le jour. Or voilà déjà près de trente ans que la précarisation de notre société est pointée par les chercheurs. Mais si le constat est bien établi, l'analyse du phénomène, elle, a changé.
Des pauvres, des exclus, il y en a certes toujours eu, comme le montre l'historien André Gueslin (1). Mais l'échec de la croissance et de l'Etat providence a introduit une véritable rupture et la question sociale a pris un autre visage. Il y a trente ans, la pauvreté était tenue pour résiduelle, appelée dans une société d'opulence à diminuer et disparaître peu à peu. Dans les années 1980, en pleine crise, le constat est tout autre et insiste sur l'exclusion de certaines franges de la population, liée à un contexte économique défavorable. Elle ne frappe plus seulement des cas sociaux ou des individus au bas de l'échelle sociale. Le cadre lui-même, s'il perd son emploi, peut voir sa vie basculer. De plus en plus de personnes ont alors besoin de l'aide publique et de diverses structures pour survivre (voir l'article, p. 44). C'est du reste dans l'espoir de faire face à cette nouvelle pauvreté que le RMI a été mis en place en 1989 pour tenter de maintenir à flot une population fragile, sans parvenir à juguler le phénomène(voir le graphe, p. 37). Les sociologues multiplient les analyses de la situation et font apparaître que la précarité, comme la pauvreté, est multidimensionnelle et se caractérise par un cumul de handicaps. Le rapport Belorgey la définit en 1987 comme« l'absence d'une ou plusieurs sécurités, notamment celle de l'emploi ? ou, pourrait-on ajouter, la disposition d'un emploi ne procurant pas des ressources chroniquement suffisantes ?, permettant aux personnes et aux familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales ou sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux (2). »La précarité a donc différents visages : la précarité de l'emploi, la précarité conjugale et familiale, la précarité du logement ou la précarité affective (voir l'entretien, p. 48) qui malheureusement vont souvent de pair.
Aujourd'hui, c'est l'opposition exclusion/ inclusion qui apparaît contestable, car son manichéisme rend mal la complexité du réel. Car ce qui frappe, c'est précisément tout le dégradé de situations qui va d'une position professionnelle un peu précaire au cumul de presque tous les handicaps. Il y a bien sûr les mal-logés-, avec la figure extrême du SDF vivant d'expédients, cherchant chaque jour un abri. Mais il y a également l'attaché commercial en CDD qui ne sait pas ce qu'il fera dans six mois, l'intérimaire ballotté de mission en mission, la mère célibataire en sous-emploi* qui boucle avec peine ses fins de mois, le jeune adulte qui fait stage sur stage sans parvenir à décrocher un premier emploi... De plus en plus rares sont les personnes à pouvoir se sentir définitivement à l'abri.
Et il ne suffit pas d'avoir un emploi pour être protégé. Une part importante des salariés en CDI vit dans la peur de se retrouver au chômage, et accepte des conditions de travail dégradées et des rémunérations insatisfaisantes (3). Et le cas des « travailleurs pauvres » (voir l'encadré, p. 37) montre que travailler ne suffit pas nécessairement pour échapper à l'insuffisance des revenus. Même si presque tous sont menacés, les disparités sont encore fortes. La précarité de l'emploi touche ainsi bien plus les ouvriers et les employés que les cadres, les femmes que les hommes, les immigrés que les nationaux...

 

Tactiques précaires

Le constat semble établi : la précarité n'est plus un phénomène simplement conjoncturel. Mais quels changements entraîne cette nouvelle configuration sociale ? La précarité de l'emploi a sans doute induit de nouveaux comportements par rapport au travail, que le sociologue Patrick Cingolani (4) appelle des pratiques ou des tactiques précaires. Le travail temporaire peut ainsi permettre à l'intérimaire de se faire un CV, d'éviter un certain type de subordination, de diversifier ses compétences(5).
Ces comportements peuvent marquer un autre rapport au travail : certains jeunes salariés ont ainsi un emploi insatisfaisant et précaire et mènent en parallèle une activité esthétique, culturelle, ludique ou sportive dans laquelle ils s'épanouissent mais dont ils ne peuvent vivre.
C'est le cas aussi de certains « intellos précaires » qui acceptent des statuts dévalorisés et parfois des tâches ingrates pour pouvoir à côté s'adonner à des activités peu rémunératrices mais intellectuellement plus satisfaisantes.
Reste que la précarité peut rarement être considérée comme un véritable choix. C'est ce que note Dominique Glaymann à propos des intérimaires (voir l'article, p. 38). Anne et Marine Rambach ont la même analyse concernant les intellectuels précaires :« Non, les intellos précaires n'ont pas choisi la précarité contre le salariat, la liberté contre la contrainte. Ils ont appris à vivre autrement. A "faire avec" les offres de travail qui leur sont proposées (6). » Evelyne Perrin fait un constat similaire pour les jeunes précaires qu'elle a suivis : ces emplois jeunes ou ces salariés de chez McDo ou Pizza Hut (7) vivent avec difficulté des situations de travail qu'ils jugent insupportables et qu'ils n'ont pas vraiment choisies. Ils n'en sont pas moins actifs et cherchent à construire des projets.

 

L'illusion du choix

S'il est donc absurde de tenter de réenchanter la précarité, l'analyse des pratiques et des tactiques mises en œuvre a le mérite de montrer que les précaires restent des acteurs, même lorsqu'ils cumulent les handicaps et se retrouvent dans des situations particulièrement difficiles. C'est ce que met en évidence Julien Damon (8) à propos des sans domicile : « Etre SDF, ce n'est pas seulement avoir perdu son logement et se retrouver au plus bas de l'échelle sociale, c'est être confronté à des doutes sur son existence et sur son identité. (...) Les SDF restent néanmoins des acteurs. Se donner une contenance, sauver la face, maintenir sa dignité sont des activités qui demandent de l'énergie, des tactiques, des ressources. »
Le précaire ne doit pas seulement être appréhendé comme un être passif face à des contraintes qu'il subit : il se débat, il lutte, il agit et tente de se débrouiller dans un contexte difficile et un horizon limité.
Quelles sont les perspectives ? Sommes-nous entraînés vers une infernale et inéluctable spirale de la précarité ? Le retour à l'âge d'or des trente glorieuses (sans doute idéalisées) n'est probablement pas concevable. Mais la précarité et les souffrances qu'elle génère ne sont pas acceptables pour autant. Comme le note Robert Castel (voir l'entretien, p. 42), face à la nouvelle configuration sociale, c'est sans doute le système de protections qu'il s'agit de repenser pour que discontinuité professionnelle et mobilité ne riment pas forcément avec précarité ou avec pauvreté.

NOTES
1A. Gueslin, Les Gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, Fayard, 2004.
2Rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », avis du Conseil économique et social français du 11 février 1987.
3Voir S. Paugam, Le Salarié de la précarité, Puf, 2000.
4P. Cingolani, La Précarité, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.
5Voir D. Glaymann, La Vie en intérim, Fayard, 2005.
6A. et M. Rambach, Les Intellos précaires, Fayard, 2001.
7É. Perrin, Chômeurs et précaires au c?ur de la question sociale, La Dispute, 2004.
8J. Damon, La Question SDF. Critique d'une action publique, Puf, 2002.


La croissance de l'emploi précaire par catégorie

L'augmentation générale des emplois précaires apparaît nettement. Elle est cependant beaucoup plus forte chez les ouvriers et les employés que chez les cadres. Si la part des emplois précaires est de 2,5 % chez les cadres, elle atteint 14 % chez les ouvriers. Preuve que s'il y a précarisation de la société, elle touche d'abord les moins favorisés.

Chiffres clés

9,7 % Le taux de chômage en France (au sens du Bureau international du travail ? BIT) était de 9,7 % à la fin du mois d'octobre 2005.
Le chômage au sens du BIT comptabilise les personnes qui sont à la fois sans travail, à la recherche d'un emploi et disponible pour travailler.

41,7 %,c'est le pourcentage de chômeurs de longue durée (au chômage depuis un an ou plus). Ce pourcentage passe à 20,3 % si l'on ne prend en compte que les personnes au chômage depuis plus de deux ans.

Quelques figures de la précarité

Les stagiaires

En théorie, le stage désigne le séjour d'un étudiant dans une entreprise afin de compléter sa formation théorique par une formation pratique. Il ne donne pas lieu à un contrat de travail mais à une convention entre l'établissement d'enseignement et l'entreprise qui accueille le stagiaire. S'il n'a pas de salaire, il peut bénéficier d'une gratification, exonérée de charges sociales si elle n'excède pas 30 % du smic.
La pratique du stage pour les jeunes étudiants s'est imposée peu à peu et est devenue un passage obligé. Mais, abusivement, de plus en plus d'entreprises préfèrent recruter des stagiaires, moins coûteux et corvéables à merci. Tant et si bien qu'il est de plus en plus difficile pour un étudiant en fin d'études de trouver un premier emploi et de sortir du cercle infernal des stages. Les difficultés des stagiaires sont depuis peu sous le feu des projecteurs grâce au mouvement social Génération précaire.

Les « intellos précaires »

Ils sont journalistes pigistes, chercheurs indépendants, postdoctorants travaillant en CDD dans un laboratoire de recherche, thésards chargés de cours dans une université, traducteurs vacataires, rewriters à temps partiel... Malgré leur haut voire très haut niveau de qualification, ils vivent souvent d'expédients, gérant en parallèle leur passion et des travaux plus alimentaires. C'est cet autre visage de la précarité que révèle Les Intellos précaires (Fayard, 2001), l'ouvrage d'Anne et Marine Rambach, elles-mêmes intellos précaires...

Les travailleurs pauvres

Contrairement à une idée reçue, les pauvres ne sont pas forcément sans emploi. La question des travailleurs pauvres, depuis longtemps présente aux Etats-Unis, ne s'est affirmée dans le débat public en France que dans les années 1990. On estime à 1,3 million les actifs pauvres en France si le seuil de pauvreté est fixé à 50 % du niveau de vie médian, et à 2,5 millions si le seuil retenu est de 60 %. La faible rémunération apparaît comme déterminante, mais également la situation familiale. Le travailleur pauvre peut tout aussi bien être un actif avec un revenu moyen mais qui a une famille nombreuse, qu'une personne ayant un emploi précaire alternant avec des périodes de chômage, ou un salarié à temps partiel dont le revenu est insuffisant...

Les SDF

A l'entrée de chaque hiver, la lancinante question des « sans domicile fixe » revient. Mais combien sont-ils ? Une enquête menée par l'Insee en janvier 2001 faisait état de 63 500 adultes, accompagnés de 16 000 enfants, ayant dormi dans des abris de fortune ou dans des centres d'hébergement, auxquels il faut ajouter 6 500 étrangers logés dans des structures d'accueil pour demandeurs d'asile ou des centres de transit. Soit 86 000 personnes. Mais ces chiffres ne constituent qu'une estimation basse, car elle ne prend pas en compte les SDF qui n'ont pas eu recours aux services d'aide, qu'il s'agisse des centres d'accueil ou de la distribution de repas chauds. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les SDF ne sont pas coupés de l'emploi. Toujours selon l'Insee, en janvier 2001, 30 % travaillaient et 36 % étaient à la recherche d'un emploi. Seuls 23 % d'entre eux perçoivent le RMI.

Sous-emploi

En 2004, 1,2 million de personnes étaient en sous-emploi, autrement dit travaillaient contre leur volonté à temps partiel et souhaitaient travailler davantage. Le sous-emploi concerne particulièrement les emplois de nettoyage, de gardiennage, d'entretien ménager et plus généralement les emplois précaires. Il touche majoritairement les femmes (qui constituent du reste l'essentiel des salariés à temps partiel) et les jeunes. Il est également beaucoup plus fort chez ceux qui sont peu ou pas diplômés (les deux tiers des personnes en sous- emploi ont un diplôme inférieur au bac) et chez les étrangers (7,6 % de sous-emploi contre 4,7 % pour les Français).
Source : Insee première, n° 1046, octobre 2005.

MAL-LOGÉS

D'après un rapport annuel de la fondation Abbé-Pierre de janvier 2005, près de 14 % des Français seraient mal logés, soit 8,6 millions de personnes.


Ce que ça fait d'être riche
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
La richesse offre la possibilité de libérer son temps et son esprit de toute une série de problèmes matériels qui empoisonnent la vie de la plupart des gens. Mais la richesse, ce n'est pas qu'un niveau de revenu, c'est aussi une façon d'être, une assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l'incorporation physique des privilèges.
Au début de La Raison du plus faible, un film de Lucas Belvaux, la motocyclette de Carole, une jeune ouvrière, tombe en panne : elle s'avère irréparable. La remplacer est financièrement impossible. Prendre le bus pour aller au travail, c'est une heure de transport en plus. Dans une situation de crise sociale, cet incident banal conduit au drame en enclenchant un engrenage funeste. L'argent ne règle pas tous les problèmes, mais il aurait pu, ici, éviter qu'un désagrément de la vie quotidienne ne tourne à la tragédie.
Pourtant la vulgate du sens commun affirme que l'argent ne fait pas le bonheur. Faisant de nécessité vertu, on préfère croire que la richesse n'apporte pas la félicité et que, bien au contraire, elle est source de contraintes : un certain dépouillement serait nécessaire à une existence libre, et heureuse. Le financier de la fable de Jean de La Fontaine était soucieux au point d'en perdre le sommeil alors que le pauvre savetier
 « chantait du matin au soir ». Ce lieu commun est aujourd'hui repris dans une certaine presse qui s'attarde volontiers sur les malheurs qui affligent les familles régnantes, les vedettes du show-biz ou les étoiles du football. Toutes personnes nanties et néanmoins frappées par le destin. Certes les mêmes médias illustrent aussi leurs articles de photographies de villas tropéziennes, de yachts interminables et de véhicules rutilants. Mais les séparations, les maladies, les accidents de la vie viennent remettre à sa place cette opulence : secondaire et finalement insatisfaisante.
Notre longue et attentive fréquentation de la haute société nous incline à penser tout autrement. L'argent donne du pouvoir, non seulement dans les rapports sociaux, mais aussi sur deux biens rares et précieux, l'espace et le temps. La richesse permet certes d'acheter des objets de luxe coûteux. Mais ce n'est là que la partie émergée des inégalités immenses qu'elle génère : elle est à l'origine d'existences hors du commun parce qu'elles échappent au sort commun.


Un espace à sa mesure

Le pouvoir de l'argent s'inscrit dans l'espace. Les lieux des nantis sont généreux : il nous est arrivé de réaliser des entretiens dans des appartements de plusieurs centaines de mètres carrés habitables. Pas question de faire ses devoirs sur le coin de la table de la salle à manger. Chacun a droit, dès le plus jeune âge, à l'intimité de sa chambre personnelle. Le corps lui-même est modelé par sa mise en scène permanente sous le regard d'autrui. Il apprend à se tenir dignement, à être vu sans pouvoir dissimuler ses jambes sous la table, à gérer ses gestes. Celui qui a grandi dans un logement ouvrier étriqué, encombré, sait combien il est difficile de maîtriser son corps dans une situation publique. Ces expériences sont fondatrices de l'aisance ou du malaise à l'école, sur le lieu de travail, dans les réunions de toutes sortes.
L'espace des beaux quartiers, lui aussi, est généreux. Avenues larges, plantées d'arbres, espaces verts et, à Paris, périphérique couvert dès sa construction. Cela aussi se paie : les prix de l'immobilier prennent en compte ces privilèges. Et cela exprime aussi, symboliquement, la surface sociale, comme on dit si bien, des intéressés.
L'espace est également contrôlé. Les familles qui habitent en ces lieux sont sélectionnées par l'argent, selon la logique sacro-sainte du marché. Pas de pauvres venant gâcher le paysage. Mais parfois quelques nouveaux riches encore mal dégrossis. Qu'à cela ne tienne : la ségrégation spatiale, qui en l'occurrence est plutôt une agrégation des semblables, est confortée par la création de lieux préservés au sein de ces espaces déjà privilégiés. Les clubs et autres cercles sont des lieux hypersélectifs de l'entre-soi dans un environnement déjà très sélectionné.
Les villes balnéaires, les stations de sport d'hiver, comme Marbella en Espagne ou Gstaad en Suisse, sont aussi le produit de la richesse conjuguée avec la conscience d'appartenir à une élite, soucieuse de gérer ses marges et son cadre de vie.
Ce contrôle de l'espace va jusqu'à l'appropriation de fait d'espaces publics. Il en est ainsi dans le bois de Boulogne, avec les concessions qui accordent à plusieurs clubs parisiens, très privés, dont le cercle du Bois de Boulogne et le Polo de Paris, qui comptent parmi les plus chics, la jouissance d'hectares prélevés sur le plus grand espace vert de la capitale, pourtant l'une des villes les plus denses d'Europe. Il existe bien d'autres entorses à la propriété publique. Ainsi les grands clubs mondains parisiens se sont regroupés dans une association, Intercercles, qui propose aux membres des soirées privées au Louvre, à guichets fermés. Après une visite de certaines salles, sous la conduite d'un conservateur, la soirée se termine par un dîner sous la pyramide, le tout aux frais des participants.
En voyage aussi, les privilégiés de la fortune ne se mêlent au commun que lorsque bon leur semble. La Mamounia, dans la palmeraie de Marrakech, est un palace de renommée internationale qui permet au voyageur, dans ce pays où il est impossible de ne pas côtoyer la misère, de retrouver ses semblables dans un cadre luxueux.
Les clubs entretiennent entre eux des relations permettant aux membres du Jockey Club de la rue Rabelais, à deux pas de l'Elysée, d'être reçus au Knickerbockers, à l'angle de la 62e Rue et de la 5e Avenue de New York. Et donc de retrouver leurs pairs immédiatement, dans toute grande ville où ils se rendent, à travers le monde, les conventions entre ces cercles étant multiples (plus d'une centaine pour le cercle de l'Union interalliée).
Beaux quartiers, lieux de villégiature, vie de cercle, grands hôtels, tout cela a un prix. Mais la richesse parfois ne suffit pas. Etre coopté dans les clubs ou être admis dans les grandes soirées caritatives, comme le bal de la Croix-Rouge à Monaco, suppose plus que la richesse matérielle. Cet entre-soi assure le plaisir d'être en compagnie de ses semblables, à l'abri des remises en cause que peuvent générer les promiscuités gênantes.
L'entre-soi permet de se laisser aller aux dispositions de son
 habitus et il se décline aujourd'hui à l'échelle de la planète, le cosmopolitisme étant l'un des traits dominants des élites sociales à travers le monde.


Un temps sans compter

Au quotidien de la vie la plus ordinaire, la haute société jouit de privilèges inouïs quant à la gestion du temps. La panne de la Mobylette de Carole, une fuite d'eau, le chéquier volé, le train raté. Tous ces ennuis viennent grignoter le temps. Sans compter les tâches fastidieuses et répétitives du ménage, les déplacements du domicile au lieu de travail, les leçons à faire réviser aux enfants. Or l'argent permet de gagner un temps fou. La voiture ne démarre pas ? On prend un taxi. On appelle un artisan. Le ménage est confié à du personnel de service. Les enfants ont leurs nurses. Le temps des plus riches est libéré des contraintes les plus étouffantes. Cela n'empêche pas d'avoir un agenda très rempli, mais il s'agit d'activités liées aux affaires, à la gestion du capital social, aux relations qui sont l'une des richesses les plus précieuses de ce milieu.
Etre servi est l'un des privilèges les plus inestimables de la richesse. Les jours retrouvent leur plénitude. Le temps n'est pas le même pour tous. Peut-on mettre sur un pied d'égalité l'étudiant « libre » et celui qui doit travailler ?


La richesse faite corps

Le rapport au temps long des familles fortunées varie selon l'ancienneté de la richesse. Dans les vieilles lignées, l'enfant apprend à s'orienter dans la dynastie familiale. Le château facilite ce travail d'inscription dans la durée qui permet d'échapper à l'usure du temps. Les jeunes y puisent les souvenirs de ceux qui les ont précédés. Ils y trouvent aussi l'exhortation à continuer, à conserver dans la famille ce bien qui en incarne la continuité.
Les nouvelles fortunes sont nombreuses à s'engager dans une voie similaire : comme si la grande fortune, sans doute parce qu'elle suppose la transmission, impliquait la naissance de nouvelles dynasties. Les familles Pinault, Arnault, Lagardère, Dassault sont significatives de ce processus. Autrement dit, l'argent est porteur d'un bien rare, l'immortalité symbolique. Certes, cette immortalité est toute relative. Mais elle est à même de donner un peu de sérénité devant la mort inéluctable : il n'est pas indifférent de savoir que l'on a des ancêtres et que l'on aura des descendants, que l'on appartient donc à une lignée dont l'existence transcende la vôtre. La richesse porte ainsi en elle-même une dimension symbolique qui la dépasse et n'est pas l'un des moindres avantages de la fortune. Une maîtrise du temps illusoire mais qui participe à la construction des avantages les plus profonds de la fortune, l'assurance de soi et la sérénité.
Inscrite dans la longue durée, la richesse doit aussi s'inscrire dans les corps pour achever sa métamorphose : de propriétés extérieures à la personne, pouvoirs liés à la puissance de l'argent, elle doit devenir qualités de la personne elle-même. Entre les nouveaux enrichis et les vieilles fortunes, la différence est là : les premiers jouissent de signes extérieurs de richesse, les seconds bénéficient d'une richesse intérieure, faite corps en quelque sorte.
Cette transformation du corps est le fruit de la patiente acculturation des générations : au fil des décennies, apprentissages explicites et intériorisation par osmose modèlent les comportements, la manière de gérer son corps, le langage, les goûts, culturels comme alimentaires. Ainsi le baron Frère, grand financier international, fils d'un marchand de clous, pour reprendre le sous-titre d'une biographie qui lui a été consacrée, anobli par le roi des Belges et membre aujourd'hui du Jockey Club français, a renoncé à la bière au profit du vin dont il est d'ailleurs devenu un producteur, ayant acheté un grand vignoble du Bordelais.
Ces transformations des dispositions de l'habitus construisent autrement les personnalités. A la première génération, l'enrichissement récent se fait encore sentir, puis, petit à petit, le fils, le petit-fils acquièrent les signes de l'excellence, et ne se font plus remarquer dans les palaces. Cela tient à la coiffure, à la discrétion de l'élégance, à la courtoisie des relations avec le personnel. Le processus atteint son terme lorsqu'on dit de tel ou tel héritier, ou héritière, qu'il ou qu'elle a de la classe. Autrement dit que la classe est en elle, seconde nature, distinguée et distinguable, construction éminemment sociale qui passera pour l'expression de qualités innées.


Un monde sur mesure

Cette aristocratie de l'argent qui jouit d'un pouvoir sur l'espace et le temps a modelé un monde à sa mesure. Ce n'est pas un hasard si l'on trouve dans ce milieu les clients des boutiques qui proposent des costumes, des chemises, des chaussures ou des chapeaux sur mesure. A l'ère du prêt-à-porter, c'est devenu un grand luxe. Les privilèges de la richesse vont avec celui d'être considéré comme une personne exceptionnelle, unique. Le contrôle sur l'espace de résidence, ou celui des villégiatures conduit à un environnement en parfaite harmonie avec cette classe sociale.
Les dispositions de l'
habitus sont donc ajustées aux conditions de la pratique et réciproquement. Si l'on veut bien admettre qu'une partie au moins des besoins naît dans la discordance entre les conditions de vie et les attentes et exigences des dispositions intériorisées, on comprend que les familles de la vieille bourgeoisie et de la noblesse fortunée voient pour l'essentiel leurs besoins satisfaits. Elles vivent avec des ressources et dans un environnement tels que le monde qui les entoure répond à leurs attentes. On comprend que ce milieu soit courtois : c'est bien la moindre des choses lorsque, par rapport au commun des mortels, les gens fortunés voient se réaliser la plupart de leurs souhaits et vivent dans la société, ou du moins dans « leur » société, comme des poissons dans l'eau.
Jacques-Henri Lartigue, héritier, descendant d'une famille bourgeoise, a laissé un témoignage édifiant sur le bonheur d'être riche. Très tôt son père lui offrit un appareil de photographie. Il a composé la chronique d'une famille fortunée au xxe siècle, réunissant en 130 albums la multitude de clichés qu'il réalisa en témoin infatigable de sa propre vie et de celle de ses proches. Des jeux d'enfants dans les jardins de Paris et dans le parc du château familial aux palaces de la Riviera en passant par les premiers essais d'envol d'aéronefs primitifs et par les premières voitures, J.-H. Lartigue a enregistré le bonheur de vivre des privilégiés de la fortune. Son éducation et sa vie mettent en évidence la combinaison des formes de richesse : économique, mais aussi culturelle et sociale. Les précepteurs à domicile prennent en charge ces différents aspects, dans un mélange harmonieux d'instruction et d'éducation, appréhendant la totalité de la personnalité de leur jeune élève. De larges plages de temps sont consacrées au sport, complément indispensable du rapport au corps. Le capital physique est l'un des éléments permettant d'affirmer son excellence aux autres, il donne l'assurance de ceux qui ont de la classe, c'est-à-dire les qualités nécessaires pour être au sommet de la société.
L'incorporation des privilèges aboutit à la naturalisation des qualités sociales, donc arbitraires puisque liées à la naissance, à leur transfiguration en qualités personnelles et innées. Cette confusion entre l'inné et l'acquis permet de vivre la bonne fortune, la chance de la naissance, non comme une injustice, comme un hasard, mais comme le résultat naturel de l'exceptionnalité de la personne.
Il en est ainsi du privilège d'appartenir à une dynastie. Cela apparaît tout naturel, ce qui a un fond de vérité : nous arrivons tous du fond des âges à travers de multiples générations d'ancêtres. Mais seules la fortune et la réussite sociale permettent de constituer ces lignées, réelles mais obscures, en généalogies dûment répertoriées et vivantes. Leur présence sur les murs du château, classé monument historique par les instances étatiques, conforte, avec les portraits des ancêtres, le statut de cette demeure comme berceau de la mémoire familiale. Pour qui a grandi dans un tel décor, rien que de plus naturel que d'évoquer le ministre de Louis XIV ou le maréchal d'Empire sous le regard desquels la famille tient ses dîners.
Rien de tel dans les barres de logements HLM où mijotent les problèmes sociaux, au point qu'on les fait parfois imploser sous le regard de ceux qui y passèrent leur enfance et qui voient ainsi disparaître un témoin majeur de leurs années de jeunesse. Deux poids, deux mesures : alors que les riches vivent de plus en plus leur (bonne) fortune comme la récompense de leurs immenses mérites, ce que, selon de récents sondages, nombre de leurs concitoyens semblent leur accorder, les plus humbles, en échec social, vivent avec culpabilité une pauvreté qu'ils ne peuvent devoir qu'à eux-mêmes. Ne subsistent-ils pas aux crochets des créateurs d'emplois et de richesses, sur lesquels l'Etat puise les ressources fiscales qui permettent aux assistés de vivre sans travailler ? Le consensus qui paraît s'étendre sur le caractère incontournable de l'économie de marché renforce la bonne conscience et l'assurance de soi des nantis, tout en culpabilisant les plus pauvres.
Décidément, mieux vaut être financier que savetier.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot


Sociologues, directeurs de recherche au CNRS (équipe Cultures et sociétés urbaines), auteurs de nombreux ouvrages sur les familles fortunées, dont
Châteaux et châtelains. Les siècles passent, le symbole demeure, éd. Anne Carrière, 2005 ; et Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Payot, 1998, réédition mise à jour à paraître dans la Petite Bibliothèque Payot en octobre 2006.

Petite chronique des grandes fortunes


Chaque année, le magazine Forbes publie la liste des plus grandes fortunes du monde. En tête depuis douze ans, Bill Gates, PDG de Microsoft, dont la fortune personnelle s'élève à 51 milliards de dollars. B. Gates vient d'annoncer qu'il allait quitter la direction de Microsoft d'ici 2008 pour se consacrer à la fondation philanthropique qu'il a créée avec son épouse Melinda. Le numéro 2 des plus riches du monde est Warren Buffet, homme d'affaires américain (44 milliards de dollars), qui vient d'annoncer qu'il allait donner 85 % de sa fortune (soit 37 milliards de dollars) à la fondation de B. Gates. Le premier Français dans le palmarès des fortunes mondiales est Bernard Arnault, fondateur du groupe LVMH (17,2 milliards d'euros).

Le nombre de milliardaires dans le monde
 (en dollars) est désormais de 793. Leur fortune cumulée atteint 2 600 milliards de dollars, soit le montant du PNB de l'Allemagne, 3e économie mondiale !

Quant aux millionnaires
 (personnes possédant au moins un million de dollars d'actif financier), leur nombre s'élève à plus de 8,2 millions (selon l'étude annuelle publié par la banque Merill Lynch et la société française Cap Gemini). Le nombre de ces riches a augmenté de 6,5 % en une année, soit 500 000 millionnaires de plus, à en croire Le Monde du 23 juin 2006.

En somme :
 les riches sont de plus en plus nombreux et de plus en plus riches.
Jean-François Dortier

Elites, une classe internationale

Anne-Catherine Wagner
Avec la mondialisation, l'internationalisation d'une fraction des cadres et dirigeants d'entreprise est venue compléter l'ancien cosmopolitisme de l'aristocratie.
Si la mondialisation a transformé les économies nationales, elle a également des répercussions sur les structures sociales et les rapports sociaux. En effet, toutes les catégories sociales n'ont pas le même accès à la mobilité internationale et aux ressources qu'elle requiert. La connaissance des langues étrangères reste par exemple socialement distinctive en France : trois quarts des ouvriers estiment n'avoir aucune connaissance utilisable en langue étrangère, alors que seuls 18 % des cadres et professions intellectuelles supérieures sont dans ce cas (1). L'habitude de voyager, la familiarité avec les pays étrangers, la dispersion géographique des réseaux relationnels et de la famille élargie sont encore plus sélectifs. Or ces ressources et ces savoir-faire internationaux prennent aujourd'hui une valeur croissante. Ils ouvrent en effet l'éventail des choix universitaires, professionnels ou matrimoniaux, confèrent légitimité et prestige aux classes supérieures les plus internationalisées. La mondialisation est ainsi un facteur qui pourrait changer l'équilibre des pouvoirs entre les différentes fractions de la bourgeoisie. 

 

Du cosmopolitisme ancien de la noblesse… 

Le cosmopolitisme des élites n'est pourtant pas en lui-même un phénomène nouveau. L'ouverture sur l'étranger est de longue date constitutive du style de vie aristocratique. Au sein de la noblesse, des alliances matrimoniales et des relations familiales savamment entretenues ont forgé au fil des générations des familles aux ramifications internationales multiples dont les propriétés foncières sont dispersées à travers l'Europe. Le « grand tour » qui apparaît dans l'aristocratie britannique au xvie siècle et se diffuse aux xviie et xviiie siècles chez les aristocrates du continent atteste de cette culture européenne des noblesses : pendant deux ou trois ans, les jeunes gens fortunés font un tour d'Europe qui les conduit de Rome à Paris en passant par la Touraine ou l'Espagne. Ils perfectionnent leur français et leur italien, visitent les familles amies et se familiarisent avec les mœurs des différentes sociétés de cour.
Dans la sphère économique, ce sont aussi des réseaux familiaux qui sont à l'origine des liens commerciaux entre les riches cités d'Europe, puis qui bâtissent la haute finance. Au début du xixe siècle, les cinq frères Rothschild, présents dans les capitales économiques de l'époque – Francfort, Vienne, Londres, Naples et Paris –, forment ainsi un dispositif dynastique particulièrement efficace, entretenu et consolidé par les mariages entre branches. L'expansion du commerce mondial au xixe siècle fait émerger une véritable bourgeoisie cosmopolite qui prend appui sur ces solidarités anciennes (2). 
Les réseaux transnationaux qui mêlent inextricablement liens de parentés et d'affaires restent bien vivaces aujourd'hui. Dans la haute société, l'éducation des enfants inclut toujours une dimension internationale. Des collèges privés sélects, comme l'école du Manoir à Lausanne, Le Rosey à Rolle (Suisse), le collège de Sion à Sao Paulo ou l'école des Roches en Normandie, recrutent dans les hautes classes du monde entier. Des clubs réservés aux membres de la meilleure société organisent une sociabilité cosmopolite dans le confort et la discrétion. Ainsi le très select cercle de l'Union interalliée compte 55 nationalités différentes parmi ses membres et se trouve lié par des accords de réciprocité avec de prestigieux clubs étrangers. Les grandes chasses à courre, les compétitions de polo ou de golf, le yachting et les croisières, les manifestations mondaines comme le bal des débutantes sont d'autres occasions de réunir une petite société qui ne connaît pas les frontières (3).

 

…aux nouvelles élites internationales

À ce cosmopolitisme des vieilles familles s'oppose l'internationalisation plus récente d'autres fractions des classes supérieures, liée à la globalisation des affaires. Depuis les années 1960, des possibilités de carrières à l'étranger se développent au sein des multinationales. Des dirigeants sont chargés de coordonner les activités mondiales dans les entreprises, les groupes financiers, les cabinets de conseil ou les industries juridiques. Un nombre croissant de hauts cadres gèrent aujourd'hui leur évolution professionnelle à l'échelle internationale (4). 
Ce groupe diffère à plusieurs titres de la vieille bourgeoisie cosmopolite. Il repose sur des liens professionnels et non familiaux. Les grandes entreprises, surtout américaines, ont mis en place à partir des années 1960 des politiques d'intégration internationale de l'encadrement : la mobilité internationale et notamment le passage par la maison mère doivent construire un « patriotisme d'entreprise » qui transcende les particularismes nationaux. L'internationalisation de l'enseignement de la gestion et de l'industrie du management contribue à ce travail d'unification. L'Insead (Institut européen des Affaires) par exemple, créé en 1957 à Fontainebleau, est l'une des plus prestigieuses écoles de gestion internationale en Europe. S'adressant à des managers qui veulent donner une dimension internationale à leur carrière, elle brasse plus de 70 nationalités en 2007. La valeur de ces formations tient en grande partie aux réseaux qui s'y constituent. Le carnet d'adresses des anciens dispersés dans le monde est précieux pour avoir des informations sur les marchés du travail des autres pays, pour bénéficier d'introductions dans les milieux d'affaires les plus divers.
Entre ces managers aux carrières internationales, les interrelations ne se cantonnent pas au domaine professionnel. La fréquence des mariages mixtes, le cosmopolitisme des amitiés nouées lors des nombreux déplacements définissent les traits d'un style de vie bien particulier. Les familles des différentes origines partagent les mêmes références, les mêmes sources d'information (l'International Herald Tribune, la presse économique anglo-saxonne), les mêmes loisirs (le tennis, le golf, le bridge). Elles ont en commun une conception relativement traditionnelle des rôles conjugaux : les cadres dont la carrière s'inscrit dans une perspective internationale sont presque tous des hommes, leurs épouses les suivent et renoncent à leur activité professionnelle pour se consacrer à l'organisation de la vie familiale à l'étranger et à l'éducation des enfants.
 
Cette mondialisation d'une fraction des hauts cadres introduit de nouvelles barrières sociales. Il y a le coût financier des formations à l'international, mais aussi des ressources moins visibles et pourtant essentielles pour adopter ces styles de vie : la disponibilité de l'épouse, la capacité à retrouver ses repères sociaux et identitaires à l'étranger, la facilité avec laquelle sont envisagés les déménagements et les changements de pays. La mobilité n'est pas considérée, dans ces milieux, comme un déracinement. Au contraire, vivre à l'étranger est perçu comme un choix s'inscrivant dans des options culturelles et professionnelles qui privilégient l'ouverture sur d'autres pays.
 
Le fonctionnement des écoles bilingues ou internationales destinées aux enfants d'expatriés illustre bien le travail de transmission de ressources et de dispositions cosmopolites. Dans ces écoles, relativement coupées de l'environnement local, les enfants prennent conscience de leur appartenance à un groupe à part, formé de familles de diverses nationalités habituées à voyager et à changer de pays.

 

Vers une internationalisation des dirigeants ? 

Les anciennes bourgeoisies nationales sont-elles menacées par ces élites mondialisées ? Les enquêtes sur les plus hauts dirigeants des grandes entreprises mondiales invitent plutôt à répondre par la négative. Les managers internationaux occupent des positions élevées dans les divisions internationales ou dans les services d'import-export. Ils peuvent diriger des filiales. Mais aux plus hauts niveaux des grandes entreprises, le pouvoir reste détenu par des nationaux, passés par les filières les plus nationales. En France, en 2000, 43 % des administrateurs des sociétés cotées en Bourse sont diplômés de Polytechnique ou de l'Ena et 70 % des participations croisées sont le fait d'administrateurs issus d'une de ces deux écoles, qui incarnent par excellence l'État et le national (5). L'interpénétration des familles des affaires et de la haute fonction publique est un trait essentiel du monde du pouvoir en France, qui résiste à l'importation des modèles étrangers. 
Les filières d'accès aux plus hautes fonctions sont tout aussi nationales dans d'autres pays. Les étrangers sont quasiment absents chez les dirigeants des 100 plus grosses entreprises en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis à la fin des années 1990. Plus des quatre cinquièmes de ces grands patrons n'ont jamais vécu dans un pays étranger, que ce soit lors de leurs études ou de leur vie professionnelle (6).
Pourtant les choses changent. Les dirigeants d'entreprises doivent aujourd'hui tenir compte de la mondialisation des affaires et du capital. La gestion des fortunes s'organise systématiquement au niveau mondial. Fin 2004, 44 % du capital des entreprises françaises du CAC 40 est détenu par des non-résidents, notamment les grands investisseurs institutionnels, les fonds de pension, les fonds communs de placement, les compagnies d'assurances. Or les acteurs financiers internationaux sont porteurs d'une contestation des systèmes de cooptation les plus exclusivement nationaux ; ils exigent plus d'ouverture des conseils d'administration et des dirigeants sur l'étranger. Ces critiques ne sont pas sans effet. L'image publique et le profil des grands patrons se modifient : ils se définissent désormais comme des hérauts de la mondialisation, ils ont plus souvent qu'auparavant une expérience des pays étrangers.
 
L'internationalisation de la définition de l'élite se perçoit bien aux réformes mises en place par les écoles de pouvoir en France. Alors que les grandes écoles ont longtemps réservé l'admission aux élèves passés par les classes préparatoires hexagonales, elles se préoccupent désormais de la formation à l'international de leurs élèves et s'ouvrent à d'autres profils : les élèves étrangers forment un quart des effectifs à l'École polytechnique, à HEC ou à l'Institut d'études politiques de Paris. Initialement conçues comme des instruments de formation et de consécration d'une « noblesse d'État » nationale, ces institutions sont aujourd'hui en compétition avec des institutions prestigieuses à l'étranger et recherchent aussi une reconnaissance internationale.
 
Cette interpénétration des élites doit être mise en rapport avec les transformations du monde du pouvoir, qui s'organise de plus en plus systématiquement sur une base transnationale. Le World Economic Forum de Davos fondé en 1971 est le plus médiatisé. Il réunit tous les ans plus de 2000 « décideurs », patrons des plus grandes entreprises mondiales, chefs d'États, ministres, commissaires européens, directeurs de banques centrales, économistes, pour
 « définir l'agenda mondial ». Les classes dirigeantes sont aussi bien organisées au niveau européen : à Bruxelles, des réseaux d'experts et de cabinets de conseil représentent, auprès des institutions européennes, les intérêts des milieux d'affaires (7). La Table ronde des Industriels européens (European Roundtable), créée en 1983 par Étienne Davignon, ancien président du holding belge Société générale de Belgique et alors vice-président de la Commission, réunit de façon informelle les dirigeants de 45 entreprises européennes de taille mondiale pour exprimer les attentes patronales à l'égard des institutions européennes. Le groupe Bilderberg, créé en 1954, est l'un des plus anciens clubs internationaux : une centaine de chefs d'État et grands patrons américains et européens se rencontrent annuellement au printemps, à titre privé, dans un hôtel isolé. Ce groupe fonctionne, selon l'un de ses participants, comme un« groupe d'amis que l'on peut approcher à tout moment même s'ils ne sont pas d'accord sur tout (8) ».

 

Des héritiers indélogeables

Ces transformations ne bouleversent pas fondamentalement l'équilibre des pouvoirs au sein des classes dominantes. La mondialisation des échanges engage en effet des compétences sociales et culturelles plus particulièrement préparées par les éducations bourgeoises. L'internationalisation fragilise les classes populaires, les fractions des classes moyennes et du petit patronat dont les ressources s'inscrivent exclusivement dans un espace local. Mais aux plus hauts niveaux de la hiérarchie sociale, la légitimité internationale vient s'ajouter à l'excellence nationale. 
C'est ce qui explique le pouvoir maintenu des vieilles familles des affaires. Comme le montre par exemple la biographie d'Ernest-Antoine Seillière
 (encadré p. 43), héritier des maîtres des forges de Lorraine par sa mère et de la banque Seillière par son père, devenu patron des patrons européens, les familles de la grande bourgeoisie qui ont accumulé depuis plusieurs générations des ressources tout à la fois nationales et cosmopolites sont particulièrement bien armées face au mouvement actuel de mondialisation. 
Dans la vie sociale, la valeur des richesses est le plus souvent accrue par l'ancienneté de leur acquisition. Le cosmopolitisme n'échappe pas à cette logique : le temps confère l'assurance, le savoir-faire et le savoir-être qui distinguent les héritiers des « nouveaux riches ». Il contribue à légitimer les privilèges qui semblent s'inscrire « naturellement » dans l'identité sociale. La mondialisation ne subvertit donc pas les hiérarchies sociales. Mais elle a obligé les classes dominantes à adapter leurs stratégies au nouvel espace de concurrence internationale qu'elle a créé, et aux nouveaux principes d'excellence qui le régissent


NOTES
(1) Marceline Bodier, « Les langues étrangères en France », Insee Première, n° 568, février 1998. 
(2) Charles A. Jones, International Business in the Nineteenth Century: The rise and fall of a cosmopolitan bourgeoisie, New York University Press, 1987. 
(3) Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Payot, 2006, et Sociologie de la bourgeoisie, 3e éd., La Découverte, 2007. Voir aussi Didier Lancien et Monique de Saint-Martin (dir.), Anciennes et nouvelles aristocraties de 1880 à nos jours, MSH, 2007.
(4) Anne-Catherine Wagner,
 Les Nouvelles Élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Puf, 1998.
(5) Cabinet Korn/Ferry international, « Gouvernement d'entreprise 2000. Deux visions de la démocratie d'entreprise : la France et l'Allemagne », septembre 2000.
 
(6) Michael Hartmann, « Auf dem Weg zur transnationalen Bourgeoisie ? Die Internationalisierung der Wirtschaft und die Internationalität der Spitzenmanager Deutschlands, Frankreichs, Grossbritanniens und der USA »,
 Leviathan, vol. XXVII, mars 1999. 
(7) Hélène Michel (dir.),
 Lobbyistes et lobbying de l'Union européenne. Trajectoires, formations et pratiques des représentants d'intérêts, Presses universitaires de Strasbourg, 2006. 
(8) Geoffrey Geuens,
 Tous pouvoirs confondus : État, capital et médias à l'ère de la mondialisation, EPO, 2003.

Anne-Catherine Wagner


Sociologue, maître de conférences à l'université Paris‑I. Elle a notamment publiéLes Nouvelles Élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Puf, 1998,
 Vers une Europe syndicale. Une enquête sur la Confédération européenne des syndicats, Le Croquant, 2005, et, récemment, Les Classes sociales dans la mondialisation, La Découverte, coll. « Repères », 2007

Ernest-Antoine Seillière, un baron cosmopolite


Ernest-Antoine Seillière a toujours été immergé dans le monde du pouvoir économique, mais aussi politique ou culturel : dans l'hôtel particulier des de Wendel, avenue de New-York, sa famille « reçoit tout ce qui compte à Paris », « d'une façon amicale et mondaine, plus qu'avec le désir d'avoir de l'influence ». À ce capital familial s'ajoutent les ressources bien hexagonales de la « noblesse d'État », puisque le baron Seillière est énarque, qu'il a été quelques années conseiller diplomatique au quai d'Orsay, puis membre du cabinet de Jacques Chaban-Delmas à Matignon, avant de revenir aux affaires. L'accumulation de ressources internationales s'intègre tout naturellement dans cette trajectoire d'héritier. Le baron Seillière grandit dans le bilinguisme français-anglais, « ni par snobisme, ni par principe, juste parce que la gouvernante était irlandaise ». À l'adolescence, il passe un an et demi en Angleterre dans un collège du Sussex. D'autres éléments de sa biographie attestent du cosmopolitisme des références identitaires des grandes familles, au-delà des affaires à proprement parler. Sa mère a donné un « rayonnement international » au bal des petits lits blancs qu'elle présidait, en l'organisant en Irlande, au Liban, en Louisiane ou en Iran. Plus tard, lui-même épouse une jeune femme issue de la bonne société de Genève. Dans les plus hautes sphères, les réseaux de reconnaissance les plus internationaux s'entremêlent harmonieusement et sans conflit avec les cercles les plus traditionnellement nationaux. En 1972, E.‑A. Seillière décline ainsi la proposition qui lui était faite de présider l'Insead, l'école par excellence des managers internationaux, à laquelle il reste associé. En 1974, il passe un an à Harvard, au Center for International Affairs qui accueille des diplomates du monde entier, lieu privilégié d'accumulation de capital social international. Ces « expériences internationales », ajoutées bien entendu aux appuis politiques et sociaux nationaux, vont être des atouts décisifs pour permettre au baron Seillière d'assurer, en pleine crise de la sidérurgie, la mutation de la maison familiale en fonds d'investissements internationaux. La conversion réussie d'un héritier d'une vieille dynastie en « actionnaire entrepreneur », à la tête d'un holding financier caractéristique des tendances récentes du capitalisme traduit bien la force propre de la culture cosmopolite de la haute société. C'est finalement dans la fraction la plus traditionnelle de l'aristocratie et de la grande bourgeoisie que l'on trouve le plus nettement les traits d'une classe internationale, particulièrement bien armée face au mouvement actuel de mondialisation.

Source
Jean Bothorel et Philippe Sassier, Seillière, le baron de la République, Robert Laffont, 2002
Anne-Catherine Wagner


Une lutte des classes... sans classes
PAUL BOUFFARTIGUE

Dans l'introduction à l'ouvrage que vous avez dirigé, vous évoquez une « lutte de classe sans classes ». Qu'entendez-vous par là ?
L'idée que la « lutte des classes » n'est pas morte semble plus difficilement contestable aujourd'hui qu'il y a encore dix ou quinze ans. Dans un pays comme le nôtre, les conflits sociaux au sein du monde du travail sont de retour, parfois de manière spectaculaire. Y compris dans le salariat précaire du secteur du commerce et des services, où les conditions de l'action collective sont a priori très défavorables. Des thèmes centraux du débat public, comme celui du « retour de la question sociale », voire de la fameuse « fracture sociale », font écho à ce que Jacques Rigaudiat appelle le « fait social majeur de notre temps : la montée des précarités et, avec elle, celle des insécurités sociales et économiques ». Si l'on admet que ce phénomène a à voir avec le processus de redistribution des richesses sociales du travail vers le capital ? le « partage de la valeur ajoutée » ?, on a là de multiples indices du maintien d'une lutte de classe, au sens assez traditionnel du terme. Par contre ces conflits n'engendrent plus aussi clairement que par le passé des classes sociales, au sens fort que Karl Marx et d'autres ont donné à ce terme : non seulement une communauté relative de position et de destin, mais un sujet historique porteur d'une conception ? éventuellement alternative ? de l'ordre social. A la lecture négative dominante de ce changement, en termes de décomposition, j'oppose une lecture plus ambivalente : s'il y a des phénomènes régressifs ? l'affaiblissement des grands acteurs collectifs qui structuraient et intégraient les classes populaires ?, il y en a d'autres plus prometteurs. L'émergence de mouvements et de sensibilités écologistes ou altermondialistes ne traduit-elle pas le fait que la lutte des classes est, en quelque sorte, « montée d'un étage », au sens où ce sont des enjeux de civilisation ? la sauvegarde de la planète pour les générations futures notamment ? largement transclassistes, qui mobilisent ?

 

Dans quels domaines peut-on aujourd'hui observer des inégalités structurées qui autorisent à parler de classes sociales ?

La plupart des indicateurs statistiquement mobilisables vont dans le même sens, celui d'une réouverture des écarts entre grands groupes sociaux, au terme d'une période ? en gros des années 1950 aux années 1970 ? de resserrement relatif. Concernant les revenus par exemple, les ressources liées aux patrimoines ? domaine dans lequel les inégalités ont explosé ? sont bien moins connues que les ressources liées au travail. Or patrimoine et revenus vont globalement dans le même sens, avec d'énormes inégalités : en France, 3 % des ménages détiennent 27 % des richesses, et les 5 % les plus riches en totalisent près de la moitié. A l'autre extrémité, la moitié de la population ne se partage que 9 % des richesses. Le degré d'exposition au chômage et à la précarité de l'emploi est étroitement associé aux appartenances sociales et au niveau de diplôme : les ouvriers sont en première ligne, suivis par les employés. Depuis quelques années, la progression des scolarités est interrompue et les inégalités selon les origines sociales se creusent de nouveau. Quant à la mobilité sociale en cours de vie ou d'une génération à l'autre, elle s'est également grippée.

 

Pourquoi cette situation objective de classe ne se traduit-elle pas, ou plus, par une mobilisation et une conscience de classe ?

Il serait erroné de prétendre que toute forme de conscience de classe a disparu. Même les comportements électoraux continuent de traduire cette conscience. On l'a vu de manière très claire avec le référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen. Le vote négatif a atteint 78 % des suffrages exprimés chez les ouvriers, 67 % chez les employés, 70 % chez les agriculteurs, et 71 % chez les chômeurs et intérimaires. Reste que c'est de moins en moins en tant que membre d'une classe qu'on lutte - quand on lutte ? et qu'on a affaire plutôt à une microconflictualité qu'à de grands conflits. Cette situation est due à de nombreux facteurs. Le chômage, la précarité, la dispersion des unités de travail, l'individualisation de toutes les dimensions du rapport d'exploitation, la peur du chômage et la répression patronale affaiblissent les capacités collectives de résistance. Les organisations syndicales et politiques qui faisaient exister la classe ouvrière, en assurant sa promotion dans la société, à la fois sur un plan individuel et collectif, ont largement cessé de jouer ce rôle. D'où une dévaluation symbolique et culturelle du monde ouvrier.
L'Etat-nation qui formait la matrice de la configuration de classe est en déclin. L'effondrement de la plupart des régimes politiques dits « socialistes » a achevé de saper une représentation, il est vrai longtemps idéalisée, d'une alternative de société possible. La scolarisation, et plus largement la force des processus d'individuation et de diversification des cercles d'appartenance, la montée d'une « société des individus » (selon l'expression de Norbert Elias), ont bouleversé les rapports du je au nous. Les multiples rapports de domination sociale ? entre sexes, générations, « nationaux » et « immigrés » ? qui se combinent toujours avec les rapports de classes, apparaissent de manière plus autonome et plus visible. Mais ils n'organisent pas les conflits sociaux de manière aussi centrale qu'avait pu le faire le rapport de classes.

 

Existe-t-il encore une classe ouvrière ? N'est-elle pas déstabilisée par la montée en puissance de la catégorie des employés ?

Oui et non. Il y a encore des millions d'ouvriers ? un quart des actifs ?, même s'ils sont devenus quasiment invisibles sur les scènes médiatique, politique et culturelle ; et des traits majeurs de la condition ouvrière se reproduisent : précarité de l'emploi et de l'existence, travail pénible, pression hiérarchique, faibles perspectives de promotion, atteintes à la santé, longévité plus courte. Mais les grandes concentrations ouvrières sont devenues rares, et le sentiment d'appartenance de classe, notamment celui d'être la classe porteuse de l'avenir, s'est effondré. Ce n'est pas la montée des employés qui, en soi, a été un facteur de déstabilisation : de larges fractions d'entre eux connaissent des conditions de travail et d'existence proches, quand ils (ou plutôt elles, car 80 % sont des femmes) ne partagent pas leur vie dans ces très nombreux ménages mixtes où l'homme est ouvrier et la femme employée.

 

Quels sont les contours contemporains de ce que l'on appelait « classe moyenne » ? Où commence-t-elle et où s'arrête-t-elle ?

On a le plus souvent utilisé le pluriel pour désigner ces catégories, objectivement plus hétérogènes et plus mobiles socialement que d'autres. C'est surtout de manière négative ? à la fois contre la hantise individuelle de la prolétarisation et la peur collective de la classe ouvrière, et en opposition aux classes dominantes ? que cette classe moyenne a pu être mobilisée dans certaines conjonctures historiques. Sa condition est un mixte d'autonomie ? bien qu'en partie illusoire ? et de subordination. Aujourd'hui, avec l'explosion des activités de services et la montée des emplois les plus qualifiés (cadres, ingénieurs, enseignants, professions intermédiaires), ces catégories intermédiaires sont massivement salariées, leurs contours sont également plus flous. Et, surtout, elles n'échappent pas au vaste processus de polarisation sociale qui voit s'accumuler d'un côté les richesses, de l'autre les pauvretés. Dans ce processus, les inégalités de patrimoine et de diplôme jouent puissamment : les fractions des couches moyennes les plus démunies en capital économique et culturel sont exposées à la prolétarisation. Finie cette alchimie sociale au travers de laquelle le boutiquier, le paysan, le médecin et le cadre diplômé pouvaient cohabiter dans des coalitions de classes moyennes.

 

Faut-il parler de classe à propos de la bourgeoisie ?

Michel et Monique Pinçon parlent de la « dernière classe  » : ils ont raison au sens où c'est la seule à en posséder tous les attributs, y compris une conscience aiguë de ses intérêts et les stratégies de reproduction sophistiquées qui vont avec.

 

Finalement, vous parlez dans votre article « Métamorphose des classes sociales » d'un« conflit de classes en cours d'universalisation ».Qu'est-ce que cela veut dire ?

Si l'on suit K. Marx, les classes sociales ne préexistent pas aux rapports qu'elles entretiennent : elles se construisent dans ces rapports (luttes, alliances, compromis...). Or, les formes contemporaines du conflit de classes se traduisent beaucoup moins que par le passé par la constitution de grands blocs sociaux clairement identifiables. Mais c'est aussi et surtout parce que ce conflit s'est transposé dans des défis de civilisation, et sur des terrains très divers. C'est pourquoi nous peinons à le reconnaître comme tel. Il se métamorphose en une myriade de causes, certaines clairement « universelles » ? la survie de la planète notamment ? d'autres apparemment très « particulières » - combien de « minorités » luttent aujourd'hui pour leurs droits ? De cette métamorphose des modalités du conflit de classe découlent les métamorphoses de la notion même de classe sociale. Qu'on se tourne vers le monde et les enjeux planétaires, ou vers l'individu ? l'aspiration à la réalisation de soi se heurte à un ordre social qui l'interdit mais qui tend à renvoyer vers l'individu les sources de ses malheurs ?, le conflit de classes, au-delà des apparences, travaille bien des mutations sociales.

NOTES
1[1] M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, coll. « Repères », 2003.

Propos recueillis par Xavier Molénat

Paul Bouffartigue

Sociologue, membre du Laboratoire d'économie et sociologie du travail (Lest, CNRS et universités d'Aix-Marseille-I et -II), il dirige le GdR-CNRS « Cadres ». Il a notamment publié, avec Francis Godard, D'une génération ouvrière à l'autre, Syros, 1988, avec Charles Gadéa, Sociologie des cadres, La Découverte, coll. « Repères », 2000 et Les Cadres. Fin d'une figure sociale, La Dispute, 2001. Il a récemment dirigé Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, La Dispute, 2004.